II.1.3. Rôle fonctionnel des neurones miroir

Le cortex prémoteur simien (BA 6) contenant des neurones activés avant même le début de l’exécution des mouvements (« neurones de préparation motrice » ou « set-related neurons » ; Alexander & Crutcher, 1990 ; Kurata & Wise, 1985 ; Rizzolatti et al., 1990 ; Weinrich & Wise, 1982), l’hypothèse d’un rôle des neurones miroir dans la préparation motrice semble tout à fait plausible. Aussi, lorsqu’un singe observe une action (e.g. la saisie de nourriture), l’on peut penser qu’il se prépare automatiquement à réaliser la même action, lui permettant d’être aussi rapide que possible face à d’éventuels compétiteurs. Toutefois, Rizzolatti et ses collègues rejettent cette interprétation, attendu que la décharge des neurones miroir lors de l’observation d’actions n’est pas nécessairement suivie de l’exécution de ces actions, censées être activement préparées (Gallese et al., 1996a ; Rizzolatti et al., 2001). De surcroît, les neurones miroir cessent de décharger lorsque la nourriture ou l’objet manipulé par l’expérimentateur est déplacé et mis à la disposition du singe. Si ces neurones étaient effectivement liés à la préparation motrice, le taux de décharge ne devrait-il pas plutôt se renforcer lors de la phase précédant l’exécution du mouvement ?

Une interprétation plus convaincante du rôle fonctionnel des neurones miroir a été proposée par Jeannerod (1994, 2001), pour qui ces neurones « représenteraient » implicitement les actions. Il fait l’hypothèse que le système moteur appartienne à un réseau de simulation activé dans une variété de tâches liées à l’action, que celle-ci soit exécutée, observée ou encore imaginée. L’activation des représentations motrices lors de l’observation d’actions effectuées par autrui contribuerait ainsi à l’apprentissage moteurmais aussi à la compréhension de ces actions. D’une part, l’observation d’actions conduirait à la simulation du « contenu technique » des actions, permettant à l’observateur d’apprendre à les répliquer (Jeannerod, 1994). Jeannerod cite ainsi l’exemple de l’apprentissage par imitation, dans lequel un élève apprend à jouer d’un instrument de musique en observant son professeur. L’imitation, initialement définie par Thorndyke (1898), requiert de l’élève qu’il se représente les actions du professeur : l’action codée visuellement doit être transformée en un pattern moteur identique dans le répertoire moteur de l’observateur, qui pourra ensuite jouer lui-même de l’instrument. Les neurones recrutés lors de cette transformation sensori-motrice seraient alors les mêmes que ceux activés plus tard lors de la planification et la préparation de l’action. Il faut ici préciser que cette interprétation s’applique à l’homme mais pas aux singes, incapables d’imiter des actions complexes ou possédant des capacités d’imitation limitées (Ferrari et al., 2006 ; Myowa et al., 2004 ; Tomasello et al., 1987, 1993a). D’autre part, l’observation d’actions conduirait l’observateur à utiliser une stratégie implicite pour se « mettre à la place » de l’agent, lui permettant de comprendre le sens de l’action observée, d’en appréhender les conséquences, et donc de prédire le comportement d’autrui (Gallese & Goldman, 1998 ; Jeannerod, 2001). En ce sens, cette « théorie de la simulation » s’apparente à la « théorie de l’esprit », désignant la capacité d’un individu à se représenter les états mentaux d’autrui (Gallese & Goldman, 1998 ; Goldman, 1989, 2000 ; Goldman & Gallese, 2000). L’observation d’actions activerait donc des mécanismes neuronaux identiques à ceux recrutés lors de l’exécution ou de l’imagination de ces actions.

Rizzolatti et son groupe ont repris et développé l’interprétation de Jeannerod (1994) en insistant sur le fait que les neurones miroir formeraient un système d’appariement entre observation et exécution des actions principalement impliqué dans la compréhension des actions, à savoir la capacité de former une description interne de l’action dans le but d’organiser le comportement futur de manière appropriée (Gallese, 2000, 2001, 2004 ; Gallese et al., 1996, 2004 ; Rizzolatti et al., 1996a, 2001 ; Rizzolatti & Craighero, 2004 ; Rizzolatti & Fadiga, 2004). Autrement dit, la compréhension des actions effectuées par autrui reposerait sur la « résonance » de ces actions dans le système moteur de l’observateur. Lorsqu’un individu effectue une action, il connaît d’avance les conséquences motrices de cette action ; les neurones miroir permettraient d’étendre cette connaissance aux actions exécutées par les congénères. Selon cette « hypothèse d’appariement direct », lorsque les singes observent un autre singe ou l’expérimentateur réaliser une action appartenant à leur propre répertoire moteur, la représentation de cette action serait automatiquement activée dans leur cortex prémoteur, sans pour autant être exécutée. Cette représentation motrice, conforme à celle activée lors de l’exécution réelle de l’action, leur permettrait d’accéder au sens de l’action observée et de réagir de manière appropriée.

De récentes études sont venues conforter l’hypothèse motrice de la perception de l’action en démontrant une activation des neurones miroir dans des conditions, non testées jusque là, où le but de l’action devait être inféré par les singes (Umiltà et al., 2001), ou encore lorsque cette action était définie non plus visuellement mais de manière auditive (Keysers et al., 2003 ; Kohler et al., 2002).