II.2. Le système miroir et le langage

En 1998, tournant décisif dans l’étude de l’évolution du langage, Rizzolatti et Arbib ont proposé que le système miroir représente le substrat neurophysiologique à partir duquel le langage humain aurait évolué. Les neurones miroir pourraient ainsi nous éclairer sur les fondements cognitifs du langage en constituant l’essence même de notre capacité à comprendre les actions effectuées par autrui, fondement de toute relation sociale. Les auteurs ont postulé que les neurones miroir permettraient d’établir un lien entre l’auteur et le destinataire d’un message, prérequis nécessaire à l’émergence de toute communication volontaire (Liberman et al., 1967 ; Liberman & Mattingly, 1985, 1989 ; Liberman, 1993 ; Liberman & Whalen, 2000 ; Studdert-Kennedy, 2000). Ainsi, comme l’avait proposé Alvin Liberman dans la « théorie motrice de la perception du langage » :

‘« Dans toute communication, l’auteur et le destinataire doivent être unis par une compréhension commune de ce qui est important ; ce qui compte pour l’auteur doit compter pour le destinataire, sans quoi la communication ne peut s’établir. En outre, les processus de perception et de production doivent être liés ; leurs représentations doivent être, en un certain sens, identiques. »’

Rizzolatti et Arbib (1998) ont alors suggéré que les neurones miroir représentent ce lien de parité crucial permettant aux protagonistes de reconnaître ce qui fait sens au-delà de la forme. Bien que la fonction première de ces neurones soit d’accéder à la signification des actions d’autrui, ce système serait dévolu à la communication volontaire et constituerait le fondement du langage humain. Autrement dit, la capacité des hommes à communiquer par-delà les autres primates dépendrait d’une évolution progressive du système miroir dans sa globalité. Confortant leur hypothèse, de nombreux auteurs s’accordent à penser que la partie rostrale du cortex prémoteur ventral de singe (F5), dans laquelle ont été enregistrés les premiers neurones miroir, soit l’homologue simien de l’aire de Broca chez l’homme, connue pour son rôle primordial dans les fonctions linguistiques. Ces deux aires corticales sont en effet situées dans la partie inférieure de l’aire 6 de Brodmann (Campbell, 1905 ; Passingham, 1993 ; von Bonin & Bailey, 1947) et présentent une localisation similaire dans le cortex frontal agranulaire. En outre, de nombreuses similitudes cytoarchitectoniques ont été relevées entre l’aire 44 de Brodmann, formant la partie caudale de l’aire de Broca, et l’aire F5 (Galaburda & Pandya, 1982 ; Petrides & Pandya, 1994 ; Preuss et al., 1996 ; von Bonin & Bailey, 1947 ; Figure 2.5). Le fait que l’aire de Broca contienne, tout comme F5, une représentation motrice de la main (Binkofski et al., 1999ab ; Bonda et al., 1994 ; Decéty et al., 1994 ; Uozimi et al., 2004) fournit également des arguments en faveur de l’hypothèse d’une homologie fonctionnelle entre les deux aires. Une étude récente de Petrides et al. (2005) vient toutefois remettre en question ces données. Les auteurs ont ainsi démontré l’existence d’une aire 44 chez le singe, similaire à l’aire 44 humaine en termes cytoarchitectoniques (i.e. dysgranulaires), située rostralement par rapport à l’aire F5 (agranulaire). Sa stimulation électrique conduit en outre à des réponses orofaciales, propriété partagée par l’aire de Broca. Petrides et collègues (2005) ont alors suggéré que l’aire de Broca chez l’homme ait évolué à partir d’une aire simienne, l’aire 44, et non l’aire F5, contrôlant la musculature orofaciale et probablement d’autres actions liées à la communication. Au cours de l’évolution du langage, l’aire de Broca aurait ensuite contrôlé les aspects moteurs de la parole. Le rôle, s’il en est un, de l’aire 44 simienne dans le système miroir reste encore à démontrer.

Figure 2.5 : Carte cytoarchitectonique de la partie caudale du lobe frontal gauche du cerveau de singe et homologies avec le cortex frontal de l’homme.
Figure 2.5 : Carte cytoarchitectonique de la partie caudale du lobe frontal gauche du cerveau de singe et homologies avec le cortex frontal de l’homme.

(A) Parcellisation du cortex pré-arqué et du cortex frontal agranulaire dans le cerveau du singe. AI, sillon arqué inférieur ; AS, sillon arqué supérieur ; C, sillon central ; ipd, « dimple » précentral inférieur ; P, sillon principal ; spd, « dimple » précentral supérieur. (B) Parcellisation de la région du cortex frontal humain définie comme le « cortex précentral intermédiaire » par Campbell (1905). La terminologie proposée par Foerster (1936) et Vogt et Vogt (1926) a été adoptée pour désigner les aires du cerveau humain. C, sillon central ; IF, sillon frontal inférieur ; IPa et IPd, sillons précentraux inférieurs ascendant et descendant ; SF, sillon frontal supérieur ; SP, sillon précentral supérieur. Les couleurs similaires en (A) et (B) indiquent des homologies anatomiques et fonctionnelles. La couleur jaune représente les homologies liées au comportement d’orientation ; la couleur rouge définit les homologies liées aux interactions avec le monde extérieur. L’homologue humain du sillon arqué chez le singe serait formé par SF, SP, IF et IPa. L’équivalence entre IPd humain et simien est supportée par le fait que le sillon marque la limite entre les aires 6 et 44 chez l’homme, et entre F4 et F5 chez le singe. Pris de Rizzolatti & Arbib (1998).

Une question intrigante a alors brûlé les lèvres de bon nombre de chercheurs : la découverte des neurones miroir dans une aire cérébrale chez le singe qui pourrait être le précurseur de l’une des aires du langage chez l’homme est-elle une pure coïncidence ?

Rizzolatti et Arbib (1998) arguent au contraire que, loin d’être purement un hasard, cette homologie traduirait le rôle fondamental du système miroir dans le développement de la communication intentionnelle, et plus particulièrement du langage humain. Le langage se serait ainsi développé suite à la mise en place, dans l’aire « ancestrale » de l’aire de Broca commune aux primates humains et non humains, d’un mécanisme initialement destiné à la reconnaissance des actions d’autrui. Lorsqu’un individu réalise ou observe une action, ses aires prémotrices sont activées. Une série de mécanismes d’inhibition entre alors en jeu pour empêcher l’observateur d’imiter l’action de l’acteur. Cependant, dans les situations où l’action observée présente un intérêt majeur pour l’observateur, une prémisse de mouvement peut être déclenchée par son cortex prémoteur, et reconnue ensuite par l’acteur. Le comportement des deux protagonistes est alors affecté : l’acteur identifie une intention dans le mouvement de l’observateur, et réciproquement, celui-ci relève que sa réponse motrice involontaire influence le comportement de l’acteur. Le développement, chez l’observateur, de la capacité à contrôler son système miroir serait alors crucial pour émettre volontairement un signal, un dialogue entre l’acteur et l’observateur pouvant dès lors être établi. Ce dialogue serait au cœur même du langage.

Dans la suite, nous décrirons les scénarii d’évolution du langage humain à partir du système miroir (Rizzolatti & Arbib, 1998 ; Arbib, 2002, 2004), dans lesquels le rôle capital des actions manuelles dans l’émergence de la parole est souligné.