III.2. Perception linguistique et système moteur

Dans la première étude portant sur l’interaction potentielle entre perception du langage et système moteur, Fadiga et al. (2002) ont examiné les changements d’excitabilité de l’aire motrice primaire gauche de la langue lors de l’écoute passive de mots. Contrairement aux études précédemment décrites focalisées sur la motricité manuelle ou la stimulation de l’aire motrice de la main lors de la production verbale, les auteurs ont donc choisi de tester plus directement les liens supposés entre perception et production linguistiques dans la théorie motrice de la perception du langage (Liberman et al., 1967 ; Liberman & Mattingly, 1985 ; Liberman & Whalen, 2000). Pour rappel, cette théorie stipule que ce qui est reconnu dans toute communication orale ne sont pas les sons composant les mots, mais les gestes articulatoires réalisés pour produire ces sons. La production et la perception de langage partageraient ainsi un répertoire moteur commun : des gestes articulatoires inhérents à ce répertoire seraient générés chez l’auteur d’un message, alors que ce même répertoire de gestes serait activé chez le destinataire du message selon un mécanisme de résonance motrice évoquée de manière acoustique. Pour tester cette hypothèse, Fadiga et collègues (2002) ont mesuré, en TMS, les variations d’excitabilité de l’aire motrice de la langue lors de la perception auditive de stimuli requérant des mouvements de la langue pour être produits. Plus précisément, des sujets devaient écouter des mots et pseudo-mots contenant la double consonne « rr », nécessitant un fort recrutement de la langue pour être prononcée, ou la double consonne « ff » ne nécessitant pas de contribution particulière de cet effecteur. La TMS était délivrée, 100 ms après le début de présentation de la double consonne, sur l’aire motrice gauche de la langue, et les PEMs étaient enregistrés sur les muscles de la langue. Deux résultats principaux ont été obtenus : d’abord, l’amplitude des PEMs augmentait lors de l’écoute des mots et pseudo-mots contenant la double consonne « rr » en regard de « ff » (Figure 3.2) ; ensuite, la facilitation motrice était plus prononcée lorsque les stimuli étaient des mots de la langue italienne par rapport à des pseudo-mots, suggérant un effet du sens des mots, probablement inféré dès l’écoute de la première syllabe des stimuli.

Figure 3.2 : Valeurs moyennes des PEMs normalisés pour tous les sujets dans chaque condition. « rr » et « ff » désignent les doubles consonnes contenues dans les stimuli (mots ou pseudo-mots). La condition contrôle d’écoute de sons bitonaux est également représentée.

Pris de Fadiga et al. (2002).

L’écoute passive de stimuli verbaux active donc automatiquement et spécifiquement les centres moteurs de production verbale. Les phonèmes impliquant un fort recrutement de la langue pour être prononcés produisent automatiquement, lorsqu’ils sont entendus, une activation des centres moteurs contrôlant les muscles de la langue chez le destinataire du message. En outre, cette activation se produit alors même que les sujets ne doivent ni répéter les stimuli entendus ni même y répondre. Ces résultats étayent donc la théorie motrice de la perception du langage, et de fait le modèle du système miroir, en démontrant que les phonèmes sont reconnus et compris lorsque les deux protagonistes d’une conversation partagent le même répertoire moteur articulatoire. Des études récentes menées en IRMf viennent également conforter ces données (Pulvermüller et al., 2006 ; Wilson et al., 2004). Pulvermüller et al. (2006) ont par exemple démontré des activations distinctes au sein même du cortex précentral lors de la perception auditive de syllabes commençant par les sons [p] et [t], c’est-à-dire nécessitant un recrutement des lèvres et de la langue respectivement pour être produits. Plus intéressant, ce pattern d’activation suivait l’organisation somatotopique des cortex moteur et prémoteur observée lors de l’articulation de ces mêmes syllabes mais aussi lors de la réalisation de mouvements non verbaux des lèvres et de la langue. Ainsi, lorsque le son [t] était entendu ou produit, ou encore lorsque les sujets exécutaient des mouvements de la langue, une aire précentrale inférieure était recrutée. Pour le son [p], l’activation était également localisée dans le cortex précentral, mais de manière plus dorsale et ventrale par rapport à celle observée pour le son [t]. Autrement dit, la perception linguistique engage des circuits moteurs spécifiques identiques à ceux qui contrôlent les muscles recrutés lors de la production verbale. Ces données corroborent l’idée que l’information relative aux caractéristiques articulatoires et motrices des phonèmes soit activée lors de la perception linguistique. Par ailleurs, elles suggèrent l’existence d’un substrat neuronal commun, dans le cortex précentral, aux processus phonologiques articulatoires et perceptuels et aux processus moteurs non linguistiques. Le cortex précentral, incluant les cortex moteur primaire et prémoteur, participerait donc à la fois à la planification et à l’exécution articulatoires et à la perception des sons verbaux.

D’autres études en TMS ont confirmé l’existence de liens spécifiques entre perception linguistique et système moteur, aussi bien lors de la stimulation des aires motrices bilatérales de la main (Floël et al., 2003) que de la perception, non plus seulement auditive mais aussi visuelle, de langage (Sundara et al., 2001 ; Watkins et al., 2003 ; Watkins & Paus, 2004). Floël et al. (2003) ont ainsi démontré une augmentation des PEMs enregistrés sur les muscles des deux mains lorsque des sujets écoutaient passivement des histoires et des phrases (en désaccord avec Tokimura et al., 1996 pour des effets latéralisés à gauche lors de la production verbale). La perception de langage ne semble donc pas seulement activer les muscles directement impliqués dans la production verbale (Fadiga et al., 2002), mais aussi les représentations motrices des gestes manuels (en accord avec les résultats sur les liens entre production verbale et motricité manuelle). La démonstration d’une activation bilatérale des aires motrices de la main lors de la perception auditive de matériel verbal semble toutefois en désaccord avec les études ayant rapporté la présence d’un système miroir de perception des sons d’actions latéralisé à gauche (Aziz-Zadeh et al., 2002 ; Gazzola et al., 2006 ; Pizzamiglio et al., 2005). Le fait que les stimuli utilisés par Floël et al. (2003) soient des phrases, et non des mots isolés, et qu’elles ne désignent pas particulièrement des actions manuelles pourrait rendre compte de cette divergence. Watkins et al. (2003) ont quant à eux évalué les changements d’excitabilité motrice lors de la perception auditive et visuelle de langage. Dans les conditions de perception auditive, les sujets devaient écouter un texte ou des sons non verbaux (e.g. son de cloche). Dans les conditions de perception visuelle, ils devaient observer des mouvements verbaux des lèvres ou des mouvements des yeux. La TMS était délivrée sur les aires motrices du visage et de la main, et les PEMs étaient enregistrés sur les muscles des lèvres et de la main droite. Les résultats ont révélé une facilitation des PEMs induits sur les muscles des lèvres, uniquement lors de la stimulation hémisphérique gauche, à la fois dans les conditions de perception auditive et visuelle de langage (en accord avec Fadiga et al., 2002 pour la perception auditive, mais en désaccord avec Nishitani et al., 2002 pour la perception visuelle de mouvement verbaux et non verbaux de lèvres). Aucun effet n’a été obtenu lors de la stimulation de l’aire motrice droite du visage, de l’aire motrice gauche de la main, ou encore lors de la perception d’items non verbaux (Figure 3.3). Ces résultats divergent donc de ceux obtenus dans les précédentes études quant à une influence de la production verbale sur l’excitabilité motrice manuelle gauche (Meister et al., 2003 ; Tokimura et al., 1996), ou encore quant à des effets facilitateurs de l’écoute de textes/phrases sur les PEMs des deux mains (Floël et al., 2003). Ces différences ne semblent pas pouvoir s’expliquer en termes de seuils de stimulation ou de matériel verbal utilisé. L’hétérogénéité des populations de participants recrutées pourrait éventuellement constituer un facteur d’influence : alors que les participants de Floël et al. (2003) présentaient une dominance hémisphérique gauche avérée pour le langage, des sujets gauchers (Tokimura et al., 1996) ou dont la latéralité manuelle n’était pas précisée (Meister et al., 2003 et Watkins et al., 2003) ont participé aux autres études.

Les résultats de Watkins et al. (2003) s’accordent par contre avec la prédiction de la théorie motrice de la perception du langage (Liberman et al., 1967 ; Liberman & Mattingly, 1985 ; Liberman & Whalen, 2000), mais aussi avec les études ayant rapporté une dominance hémisphérique gauche lors de tâches de lecture sur les lèvres (Burt & Perrett, 1997 ; Campbell, 1987). La perception linguistique, qu’elle soit auditive ou visuelle, augmente donc l’excitabilité des unités motrices sous-tendant la production, particulièrement dans l’hémisphère gauche. Conformément au modèle du système miroir (Rizzolatti & Arbib, 1998 ; Rizzolatti et al., 2001), les auteurs ont proposé que les changements d’excitabilité corticale motrice observés lors de la perception linguistique soient impliqués dans l’imitation, la reconnaissance et la compréhension des sons et mouvements verbaux.

Figure 3.3 : Changements d’amplitude des PEMs (en % par rapport à la condition contrôle : perception de bruits blancs et d’items visuels neutres) enregistrés sur les muscles des lèvres et de la main droite lors de la perception auditive et visuelle de langage et d’items non verbaux.

(a) Stimulation de l’aire motrice gauche du visage. (b) Stimulation de l’aire motrice droite du visage. (c) Stimulation de l’aire motrice gauche de la main. Speech, perception auditive de textes ; Nonverbal, perception auditive de sons non verbaux ; Lips, perception visuelle de mouvements verbaux des lèvres ; Eyes, perception visuelle de mouvements oculaires. Pris de Watkins et al. (2003).

Ces données révèlent l’existence de liens très forts entre perception et production linguistiques, la perception influençant l’état du système moteur directement ou indirectement impliqué dans la production (aires motrices de la bouche ou de la main respectivement). Toutefois, aucune étude jusqu’à présent n’a permis d’identifier précisément les régions cérébrales responsables de ce mécanisme de « résonance » dans le système moteur. En combinant les techniques de TMS et de TEP, Watkins et Paus (2004) ont tenté d’apporter de premiers éléments de réponse à cette question. Dans le même paradigme que celui utilisé par Watkins et al. (2003), ils ont stimulé l’aire motrice gauche du visage et ont parallèlement enregistré les variations de débit sanguin cérébral lors de la perception auditive et visuelle de langage. D’une part, les résultats en TMS ont mis en évidence une augmentation significative des PEMs enregistrés sur les muscles des lèvres lors de l’écoute de textes en regard de bruits blancs. En revanche, et contrairement à Watkins et al. (2003), aucun effet facilitateur n’a été obtenu lors de la perception visuelle de mouvements verbaux des lèvres. Les auteurs ont interprété ces différences en termes de changements méthodologiques dus à l’adaptation à la technique de la TEP. D’autre part, les résultats en TEP ont révélé une activation spécifique du gyrus frontal inférieur gauche dans les deux conditions testées. Enfin, et plus intéressant encore, des analyses de régression ont montré que la région operculaire du gyrus frontal inférieur gauche, correspondant à l’aire de Broca, constituait la principale région dans laquelle les changements de débit sanguin étaient corrélés aux changements d’excitabilité motrice dans la condition de perception auditive de textes. Ces données démontrent donc que la facilitation d’excitabilité motrice lors de la perception linguistique est associée à une activation de l’aire de Broca, supportant un rôle actif de cette région dans la modulation, soit directement soit via le cortex prémoteur ventral, du cortex moteur primaire. Elles s’accordent également avec les résultats de Nishitani et Hari (2002), ayant mis en évidence un réseau d’activation s’étendant de la région temporale supérieure à l’aire de Broca puis au cortex moteur primaire lors de l’observation de mouvements verbaux ou non de la bouche. Watkins et Paus (2004) ont alors suggéré l’existence d’un réseau cortical similaire impliqué dans la perception linguistique, au sein duquel l’aire de Broca « amorcerait » le système moteur sous-tendant la production verbale lors de la perception, quand bien même aucune production orale explicite ne serait requise.

En résumé, les études menées en TMS ont révélé un recrutement spécifique des représentations motrices primaires de la bouche et de la main lors de la perception de langage. Toutefois, si elles suggèrent un partage de substrats neuronaux entre langage et motricités manuelle et orofaciale, les données disponibles ne permettent pas de décider si les aires recrutées participent uniquement au traitement du langage ou si elles jouent également un rôle dans les comportements moteurs.Dans la suite, nous présenterons des résultats, recueillis au niveau comportemental, favorisant la deuxième alternative. En outre, et pour la première fois, les travaux ont cherché à déterminer si le sens des mots pouvait interagir sélectivement avec la performance motrice. Jusqu’à présent en effet, les études comportementales et TMS avaient évalué la production syllabique et la lecture ou la perception de textes sans réellement examiner l’impact du sens des mots. Si une tentative dans ce sens a été proposée par Bernardis et Gentilucci (2006) lors de la prononciation de mots et de la réalisation des gestes symboliques correspondants, les données ci-après démontrent quant à elles l’existence de liens spécifiques entre les processus sémantiques de traitement des mots et le contrôle moteur.