III.3. Perception du sens des mots et motricité manuelle fine

L’hypothèse de l’existence de substrats neuronaux communs au traitement sémantique des mots et au contrôle moteur manuel a été testée dans diverses études comportementales (Gentilucci & Gangitano, 1998 ; Gentilucci et al., 2000 ; Gentilucci, 2003b ; Glover & Dixon, 2002 ; Glover et al., 2003). Si la perception des mots engage effectivement les zones motrices de contrôle moteur, alors le traitement du sens de ces mots devrait affecter sélectivement la performance motrice manuelle. Plus précisément, les auteurs ont évalué l’impact potentiel de la lecture automatique des mots sur la cinématique d’un mouvement de préhension. Il est en effet admis que la présentation de mots active automatiquement leurs représentations sémantiques et phonologiques en mémoire, même si l’attention des lecteurs « malgré eux » n’est pas focalisée sur ces mots (McLeod, 1991 ; Posner et al., 1988 ; Posner & Petersen, 1990). Les auteurs ont alors supposé que ces représentations, engagées implicitement, pourraient affecter l’analyse descriptive des objets, nécessaire à toute transformation visuo-motrice (Jeannerod, 1981, 1988). Gentilucci et Gangitano (1998) ont par exemple demandé à des sujets sains de réaliser des mouvements de préhension vers des objets, placés à des distances plus ou moins longues d’eux, sur lesquels étaient inscrits les adjectifs « long » ou « court ». Des analyses cinématiques ont révélé une influence de la lecture de ces mots sur les différents paramètres du mouvement. Aussi les pics de vitesse et d’accélération/décélération du poignet étaient-ils plus amples lorsque l’adjectif « long », en regard de « court », était écrit sur les objets. L’analyse inconsciente/automatique de ce mot semble donc avoir activé un programme moteur adapté à la saisie d’un objet dont les propriétés étaient congruentes avec celles décrites par le mot (Jeannerod, 1988 pour une revue). Les auteurs ont conclu à un partage des mécanismes neuronaux entre le traitement des adjectifs se référant à des propriétés particulières des objets et la planification des actions dirigées vers ces objets. En d’autres termes, les aires « pragmatiques » de représentations des objets seraient impliquées à la fois dans la préparation motrice et dans la lecture automatique de ces mots. Ces résultats ont été confirmés par la suite par Gentilucci et al. (2000) ayant utilisé des mots liés aux propriétés extrinsèques (i.e. distance : près et loin) mais aussi intrinsèques (i.e. taille : petit ou grand) des objets. Une objection peut toutefois être soulevée : les effets observés pourraient simplement résulter d’un effet de type Stroop 7 (Stroop, 1935 ; MacLeod, 1991 pour une revue), dans lequel la compatibilité (ou l’incompatibilité) entre les propriétés de l’objet et le mot aurait pu affecter le mouvement. Autrement dit, le traitement sémantique des mots pourrait ne pas avoir influencé directement le contrôle moteur, mais la prise en compte des propriétés de l’objet dans l’élaboration du programme moteur. En ce sens, ces données ne constitueraient pas une preuve tangible d’un lien spécifique entre langage et motricité manuelle. Gentilucci et ses collègues (2000) ont réfuté cette interprétation d’un effet Stroop purement perceptuel en démontrant que la lecture automatique de mots désignant des couleurs congruentes ou incongruentes avec la couleur des objets cibles (rouge ou vert) n’affectait pas la cinématique du mouvement de préhension réalisé sur ces objets. Ces derniers résultats tendent donc à démontrer que les effets d’interaction entre langage et motricité n’émergent que lorsque le sens des mots est lié aux propriétés intrin- et extrinsèques de l’objet, lesquelles sont codées en patterns moteurs pour planifier le mouvement (Chieffi et al., 1992 ; Chieffi & Gentilucci, 1993 ; Gentilucci et al., 1991, 1994 ; Jeannerod, 1988). De fait, l’influence automatique de la lecture des mots sur l’analyse de l’objet semble bel et bien se produire lors du processus de transformation visuo-motrice, au cours duquel le sens des mots serait automatiquement comparé aux propriétés de l’objet cible et pris en compte dans l’élaboration du programme moteur. Corroborant ces données, Glover et collègues (Glover & Dixon, 2002 ; Glover et al., 2003) ont rapporté une influence de la lecture automatique de mots, directement (« petit » ou « grand ») ou implicitement (« raisin » ou « pomme ») associés aux propriétés intrinsèques d’objets cibles, sur la réalisation de mouvements de préhension de ces objets. De manière intéressante, leurs résultats ont révélé que cet effet sémantique obtenu sur l’ouverture de la pince, et maximal lors de la phase précoce du mouvement, diminuait pour finalement s’annuler à mesure que la main des sujets approchait des objets. Conformément aux modèles dissociant les processus de planification et de contrôle en ligne du mouvement (Keele & Posner, 1968 ; Glover, 2002 ; Glover & Dixon, 2001ab ; Jeannerod, 1988), les auteurs ont suggéré que la sémantique des mots ait affecté la planification des mouvements, cet effet étant ensuite corrigé lors de la phase finale du mouvement pour atteindre le but initialement fixé, à savoir saisir correctement l’objet.

L’ensemble de ces résultats comportementaux suggère donc un lien étroit entre langage et contrôle moteur manuel, résultant probablement de la proximité, voire du recouvrement, des centres du langage et des aires de préparation motrice (Rizzolatti & Arbib, 1998).

Si ces premières études ont utilisé des noms ou adjectifs en tant que stimuli verbaux, l’idée d’une influence spécifique de la classe grammaticale des mots sur le comportement moteur a rapidement émergé (Gentilucci et al., 2000 ; Gentilucci, 2003b). Alors que les noms et adjectifs désignent l’objet ou ses propriétés, les verbes et adverbes se rapportent plutôt aux actions réalisées sur cet objet et pourraient donc affecter plus directement le contrôle moteur. Afin de tester cette hypothèse, Gentilucci et collègues (2000) ont comparé l’influence de la lecture automatique des adverbes « en haut » (« sopra » en italien) et « en bas » (« sotto ») et des adjectifs sémantiquement équivalents (« haut/alto » et « bas/basso »), lorsque des sujets devaient saisir des objets situés en hauteur sur un plan vertical et les placer ensuite sur un plan horizontal. De manière intéressante, leurs résultats ont montré un effet inversé des deux catégories de mots sur la phase de transport du mouvement. Tandis que la lecture de l’adjectif « haut », en regard de « bas », augmentait l’amplitude des pics d’accélération et de vitesse du poignet, la lecture de l’adverbe équivalent « en haut » réduisait l’amplitude de ce pic d’accélération. En outre, la composante de saisie du mouvement n’était affectée que par la lecture des adjectifs. Les auteurs ont alors proposé que tandis que les adjectifs influenceraient l’analyse des propriétés des objets cibles prises en compte dans l’élaboration du programme moteur, les adverbes affecteraient directement la planification de l’action. Cette étude, en plus de confirmer les précédents résultats quant à une influence du langage sur le contrôle moteur, démontre donc un rôle spécifique de la classe grammaticale des mots dans l’interaction entre langage et motricité manuelle. Compte tenu du rôle de l’aire de Broca dans l’analyse des règles grammaticales (Damasio, 1984 ; Kluender & Kutas, 1993 ; Neville et al., 1991 ; Stromswold et al., 1996), les auteurs ont interprété leurs données comme reflétant une relation étroite entre la construction de phrases et la planification de l’action (Rizzolatti & Arbib, 1998) : les adjectifs affecteraient l’analyse des propriétés de l’objet cible, alors que les adverbes influenceraient la planification de l’action, de la même manière que, dans la structure d’une phrase, un adjectif est associé à un nom, lié aux objets, et un adverbe à un verbe, lié aux actions. Gentilucci (2003b) a confirmé cette influence particulière de la classe grammaticale des mots en mesurant l’effet de la lecture automatique de verbes conjugués à l’impératif (« place » et « lève ») et d’adjectifs (« latéral » et « haut ») sur le contrôle moteur. Lorsque les sujets devaient saisir un objet puis le déplacer latéralement sur le plan expérimental, un effet sélectif du traitement des verbes, en regard des adjectifs, a été observé. Plus précisément, la lecture du verbe « place » a affecté la phase de transport du mouvement de préhension et celle du verbe « lève » le mouvement subséquent de placement de l’objet. A l’inverse, et contrairement aux études précédentes (Gentilucci & Gangitano, 1998 ; Gentilucci et al., 2000), aucun effet de la lecture des adjectifs n’a été rapporté sur le comportement moteur. Les auteurs ont expliqué cette divergence des résultats par des différences méthodologiques (i.e. utilisation d’adjectifs congruents et non liés aux propriétés de l’objet cible, vs. adjectifs congruents et incongruents dans les précédents travaux) ou encore par la basse fréquence de l’adjectif « latéral » dans la langue italienne, réduisant les chances d’obtenir quelque effet. Mais l’utilisation de verbes conjugués à l’impératif, désignant un ordre, aurait également pu fortement affecter le comportement moteur et accroître la différence avec les résultats obtenus pour les adjectifs. Dans l’ensemble, ces résultats tendent donc à démontrer que la lecture des verbes affecte le contrôle moteur plus facilement que celle d’adjectifs ayant le même sens. Attendu que les verbes codent directement les interactions avec les objets, la lecture automatique de ces mots aurait activé les représentations motrices des actions qu’ils désignent, influençant fortement l’exécution de l’action.

La perception visuelle de mots semble donc recruter les aires corticales motrices directement impliquées dans l’exécution des actions, étayant l’hypothèse de l’existence de mécanismes neuronaux communs au traitement du langage et à la motricité manuelle fine. Plus intéressant encore, le sens des mots affecte sélectivement la performance motrice, les effets les plus prononcés étant observés lors de la lecture de verbes désignant des actions manuelles. Ces données suggèrent donc des liens très étroits entre la représentation sémantique des mots, particulièrement ceux liés aux actions, et le système de l’action.

Notes
7.

L’effet Stroop (Stroop, 1935) désigne l’effet produit par la lecture automatique d’un nom de couleur sur la dénomination de la couleur de l’encre dans laquelle il est écrit. Les temps de réponse sont généralement plus longs lorsque le nom de couleur et l’encre sont incongruents (e.g. dire « rouge » pour le mot vert écrit en rouge) : il s’agit d’un effet d’interférence. Par contre, les temps de réponse sont plus courts dans les cas congruents (e.g. dire « rouge » pour le mot rouge écrit en rouge) : il s’agit dans ce cas d’un effet de facilitation.