IV.2.2. L’information sémantique

Le principe d’apprentissage « hebbien » suppose que les mots utilisés dans les contextes d’objets et d’actions conduisent à la formation de réseaux neuronaux impliquant les aires périsylviennes du langage et les aires de traitement de ces objets et actions. Par exemple, le nom d’un animal serait associé à son image visuelle, alors qu’un verbe serait associé à l’action qu’il désigne. Les modalités sensorielle et motrice via lesquelles les mots sont appris apparaissent donc primordiales dans l’établissement des réseaux fonctionnels liés au sens des mots. Dans son modèle, Pulvermüller (1996a, 1999a, 2001a) postule que les mots fréquemment rencontrés dans le cadre de la perception visuelle, à savoir majoritairement les noms (« mots de vision »), soient représentés par des assemblées neuronales distribuées sur les aires langagières et le cortex visuel temporo-occipital. A l’inverse, les mots fréquemment perçus dans le contexte d’actions corporelles, les verbes pour la plupart (« mots d’action »), seraient codés par des réseaux distribués dans les aires langagières et les aires frontales motrices (Figure 4.2). Plus précisément, au cours de l’enfance, les mots d’action sont appris dans le contexte de la performance motrice, à savoir qu’ils sont fréquemment utilisés en étroite relation avec les actions exécutées (i.e. mot produit avant, pendant ou immédiatement après l’action ; Tomasello & Kruger, 1992). Autrement dit, lorsqu’un enfant exécute une action, ses parents tendent à produire, ou l’incitent à produire, le mot, généralement un verbe, associé à cette action. Au niveau cortical, le programme moteur nécessaire à la réalisation de l’action et la représentation neuronale du mot prononcé par les parents seraient donc simultanément activés, de sorte que les connexions synaptiques se renforcent entre les aires motrices et prémotrices et les aires classiques du langage. De la même manière, lors de la désignation d’un objet par l’enfant, ses parents tendent à, ou l’incitent à, produire le nom associé à cette image visuelle, conduisant à la formation de réseaux fonctionnels liant les aires langagières aux aires de traitement visuel.

Il faut noter que, contrairement à ce qu’il pourrait paraître, ce modèle n’est pas de type « tout ou rien », la majorité des mots possédant à la fois des associations visuelles et motrices. Ces associations peuvent toutefois être réparties le long d’un gradient, avec par exemple, des mots possédant de nombreuses associations visuelles et moins d’associations motrices ou inversement. En conséquence, le modèle prévoit que la densité de neurones localisés dans les aires visuelles et motrices devrait varier en fonction du caractère plus ou moins prononcé de telle ou telle association. Autrement dit, un mot fortement associé à des actions et, de façon moindre, à des images visuelles, activerait préférentiellement les aires corticales motrices et prémotrices, mais aussi, plus faiblement, les aires visuelles.

Figure 4.2 : Réseaux fonctionnels de mots à fortes associations motrices ou visuelles.

Pour les « mots d’action », les assemblées neuronales seraient distribuées sur les aires périsylviennes du langage et le cortex moteur, tandis que pour les « mots de vision », elles impliqueraient les aires langagières et les aires visuelles. Pris de Pulvermüller (2001a).

Les études d’imagerie cérébrale (Chao & Martin, 2000 ; Grafton et al., 1997 ; Martin et al., 1995, 1996) et d’EEG (Dehaene, 1995 ; Preissl et al., 1995 ; Pulvermüller et al., 1999bc) sont venues étayer ce modèle, en démontrant des patterns d’activation distincts lors du traitement de « mots de vision » et « d’action ». Ainsi, la dénomination silencieuse d’images d’animaux active principalement les lobes temporal inférieur et occipital, tandis que pour des images d’outils, les activations se produisent sélectivement dans le cortex prémoteur, dont l’activité est liée à l’utilisation de ces outils (Martin et al., 1996). Pulvermüller et ses collègues (1999b) ont pour leur part décrit des réponses électrophysiologiques différentes lors du traitement de noms à fortes associations visuelles et de verbes à fortes associations motrices dans une tâche de décision lexicale 8 . Alors que les noms ont suscité une activité sélective dans les régions occipitales, l’identification des verbes a activé les régions centrales motrices. Une deuxième étude (Pulvermüller et al., 1999c) a également permis de démontrer des activations distinctes lors du traitement de noms à fortes associations visuelles et motrices. Aucune différence dans les réponses corticales n’a en revanche été observée entre les noms et les verbes associés à des actions, suggérant que les réseaux fonctionnels de traitement des mots reflètent les propriétés sémantiques et non grammaticales de ces mots (nous reviendrons sur ce point dans le Chapitre V).

Considérant que la topographie des réseaux fonctionnels reflète le sens des mots, Pulvermüller (2001a, 2005a) a émis l’hypothèse selon laquelle des mots se référant à des actions réalisées avec différentes parties du corps devraient être représentés par des assemblées neuronales distinctes. Les verbes d’action peuvent en effet désigner des actions de la main ou du bras (e.g. écrire), de la jambe (e.g. marcher) ou encore de la bouche (e.g. parler). Le cortex moteur étant organisé de manière somatotopique (Penfield & Rasmussen, 1950), de bonnes raisons laissent à penser que cette organisation pourrait se refléter dans les représentations corticales des mots. Ainsi, l’auteur a proposé une « somatotopie sémantique des mots d’action », selon laquelle les mots désignant des actions de la jambe seraient en partie représentés dans les aires motrices dorsales, alors que ceux désignant des actions de la main/bras et de la bouche trouveraient leurs corrélats neuronaux dans les aires motrices latérales et plus ventrales respectivement (Figure 4.3).

Figure 4.3 : Topographie corticale des réseaux neuronaux représentant des mots se référant à des actions réalisées avec différentes parties du corps.

Cette topographie suivrait l’organisation somatotopique du cortex moteur (Penfield & Rasmussen, 1950). Les mots d’action de la jambe seraient représentés, outre dans les aires langagières (ronds blancs), dans les régions motrices dorsales (ronds bleus), alors que les mots d’action du bras et de la bouche activeraient les aires motrices latérales (ronds rouges) et ventrales (ronds verts) respectivement. Pris de Pulvermüller (2005a).

En résumé, Pulvermüller (1996a, 1999a, 2001a, 2005a) considère donc que les systèmes du langage et de l’action développent des liens fonctionnels réciproques chaque fois que des actions sont associées à des processus linguistiques spécifiques. En d’autres termes, lorsque le traitement de l’information relative à l’action et au langage est simultané, des réseaux fonctionnels distribués se mettraient en place, permettant un traitement rapide et interactif de l’information au travers des différentes aires corticales constituant ce réseau.

Notes
8.

La tâche de décision lexicale consiste à décider si un stimulus, généralement présenté visuellement, est un mot de la langue maternelle des sujets ou un pseudo-mot (i.e. séquences de lettres n’appartenant pas à cette langue). La réponse est communément donnée en appuyant avec la (les) main(s) sur une (des) touche(s) prédéfinie(s).