V.1. L’acquisition des noms et des verbes

Les noms et les verbes constituent deux catégories de mots qui diffèrent à la fois de par leurs dimensions sémantique et grammaticale. D’une part, alors que les noms se réfèrent à des objets, lieux ou évènements, les verbes désignent des actions ou des états mentaux, les proportions d’attributs sensoriels et fonctionnels caractérisant ces mots étant différentes. En outre, les représentations sémantiques des verbes sont généralement plus complexes que celles des noms (Gentner, 1981). Les verbes tendent également à être moins concrets et imageables 10 que les noms (Chiarello et al., 1999). D’autre part, ces deux classes de mots jouent des rôles syntaxiques différents dans la phrase : alors que les noms constituent généralement les sujets et les thèmes des phrases, les verbes sont des prédicats et des commentaires (Laudanna et al., 2002). Les verbes possèdent également une structure argumentaire plus complexe que celle des noms (Kim & Thompson, 2000) et sont plus étroitement liés au traitement grammatical que les noms. Enfin, ces mots diffèrent en termes de propriétés morphologiques, particulièrement en ce qui concerne la nature des inflexions. La morphologie des noms est ainsi plus influencée par l’inflexion « inhérente » (i.e. non déterminée par le contexte ; Laudanna et al., 2002) que celle des verbes, alors que l’inflexion « contextuelle » (i.e. dépendant du rôle syntaxique de l’item dans la phrase) prédomine dans la morphologie verbale vs. nominale.

Au vu de ces distinctions, de nombreux auteurs ont alors postulé que les noms et les verbes puissent être appris à des âges différents au cours de l’enfance, les verbes étant désavantagés par rapport aux noms, mais aussi qu’ils fassent appel à des systèmes d’apprentissage distincts (Black & Chiat, 2003 ; Goldfield, 2000 ; Marshall, 2003). Des études développementales sont venues conforter cette hypothèse, en démontrant un biais en faveur des noms lors de l’acquisition du vocabulaire chez les enfants issus de plusieurs communautés linguistiques (Bassano, 2000 et Goldfield, 1993, 2000 pour l’anglais ; Caselli et al., 1995 pour l’italien). A cet égard, le comportement des parents semble exercer une influence notable. Ainsi, les parents des enfants en cours d’apprentissage de la langue sollicitent davantage la production de noms plutôt que de verbes. En revanche, lorsque l'un des parents produit un verbe, ce n'est pas pour engendrer sa répétition mais pour faire référence à une action qu’il souhaite obtenir de l’enfant, ou déjà produite par l’enfant. Autrement dit, dès les stades précoces d’apprentissage de sa langue, un enfant traiterait différemment les deux catégories de mots : alors qu’il produirait majoritairement des noms, il serait plus entraîné à la compréhension des verbes. Black et Chiat (2003) insistent également sur le fait que les verbes de la langue anglaise soient complexes sur le plan phonologique. La première syllabe est en effet généralement accentuée pour les noms, alors que l’accent est mis sur la deuxième pour les verbes. Dans l’hypothèse où les enfants se basent sur la prosodie pour découper le flux verbal en mots distincts, l’identification des verbes serait donc plus difficile que celle des noms. En outre, la position différente de ces mots dans les phrases influencerait leur traitement : celui-ci serait facilité pour les noms occupant fréquemment la dernière position en regard des verbes dont la position est plus variable. Selon Gentner (1982), cet avantage en faveur des noms lors de l’acquisition du langage serait universel, les facteurs cognitifs et perceptuels le sous-tendant étant communs à toutes les langues. Cette proposition est toutefois difficilement conciliable avec d’autres études ayant rapporté, dans d’autres langues, un avantage de l’acquisition des verbes sur celle des noms (Camaioni & Longobardi, 2001 pour l’italien ; Tardif, 1996 pour le mandarin et le maya au Mexique ; Tardif et al., 1997, 1999 pour une comparaison de l’anglais, de l’italien et du mandarin) ou encore la mise en place d’un vocabulaire composé d’autant de noms que de verbes (Choi & Gopnik, 1995, pour l’italien et le coréen). Tardiff et al. (1997) ont suggéré que de telles disparités qualitatives entre les langues puissent là encore s’expliquer par les attitudes adoptées par les parents envers leurs enfants. Aussi, tandis que le discours des parents anglais envers leurs enfants est majoritairement constitué de noms, le pattern inverse est observé chez les parents mandarins où l’accent est mis sur les verbes. Marshall (2003) reprend quant à elle l’hypothèse de Black et Chiat (2003) en proposant que, contrairement à la langue anglaise, le mandarin et le coréen autorisent les verbes à être produits isolément ou à être placés en position finale dans les phrases, leur caractère phonologique étant alors plus saillant. Le biais en faveur des noms s’en verrait par conséquent réduit au profit des verbes. De Bleser & Kauschke (2002) ont néanmoins décrit, dans la langue allemande caractérisée par la position finale des verbes dans les phrases, un avantage pour les noms chez les enfants allemands en cours d’acquisition du langage. Ainsi, s’il semble envisageable que la position adoptée par les verbes dans les phrases influence l’ordre avec lequel les mots sont appris dans l’enfance, ce seul trait ne paraît pas suffisant pour rendre compte de l’acquisition de ces mots.

Des études comportementales ont par la suite démontré que ces distinctions entre les noms et les verbes semblaient persister à l’âge adulte, suggérant une distinction plus fondamentale que de simples différences qualitatives dans le traitement de ces deux catégories de mots. Ainsi, les verbes sont rappelés moins facilement que les noms et montrent des effets de latéralité plus importants dans des tâches de traitement lexical (Reynolds & Flagg, 1976 ; Sereno, 1999). Dans une tâche de catégorisation de noms et de verbes issus de la langue anglaise, Sereno (1999) a notamment montré des temps de réponse plus rapides pour les noms que pour les verbes, les résultats ayant été interprétés comme reflétant des différences de traitement entre les deux classes grammaticales.

Si les études développementales et comportementales suggèrent l’existence de systèmes d’apprentissage et de processus de traitement différents pour les noms et les verbes, des preuves plus convaincantes quant à l’existence de substrats neuronaux distincts sous-tendant le traitement de ces deux catégories de mots ont été apportées par les études neuropsychologiques menées chez les patients cérébro-lésés.

Notes
10.

L’imageabilité désigne la facilité avec laquelle un mot peut évoquer une image mentale.