V.2. Les études neuropsychologiques : déficits spécifiques aux noms et aux verbes

Les premières dissociations entre le traitement de mots associés à des objets et à des actions ont été rapportées par Goodglass et al. (1966) et Luria et Tsvetkova (1967). Les auteurs ont en effet démontré qu’alors que les aphasiques de Broca, dont les lésions sont localisées dans le cortex frontal gauche, présentaient des difficultés à dénommer des actions, les aphasiques dont le discours était fluent (i.e. aphasie de Wernicke et anomie, corrélées à des lésions plus postérieures) avaient des performances amoindries lors de la production de noms associés à des objets. Au vu de ces résultats, il était alors tentant de suggérer que les régions antérieures et postérieures soient impliquées dans le traitement des actions et objets respectivement. Toutefois, une telle interprétation était limitée tant de par la localisation imprécise des syndromes aphasiques que du nombre restreint de stimuli utilisés pour examiner les performances de ces patients. Il a fallu attendre les années 80 pour que des hypothèses plus solides concernant les substrats neuronaux sous-tendant le traitement des noms et des verbes voient le jour. Miceli et al. (1984) ont été les premiers à confirmer la double dissociation entre les deux catégories de mots. Ils ont ainsi décrit le cas de patients anomiques, lésés au niveau des aires corticales postérieures gauches, dont les performances étaient sélectivement altérées pour les noms, et de patients agrammatiques, dont les lésions s’étendaient sur les régions antérieures gauches, incapables de dénommer des verbes. De telles dissociations sont maintenant bien connues dans la littérature, tant chez les patients cérébro-lésés que chez ceux atteints de pathologies neurodégénératives (Bak et al., 2001 ; Bak & Hodges, 2003 ; Cappa et al., 1998 ; Caramazza & Hillis, 1991 ; Damasio & Tranel, 1993 ; Daniele et al., 1994 ; Goodglass et al., 2001 ; Hillis & Caramazza, 1995 ; Hillis et al., 2002, 2003, 2004 ; Laiacona & Caramazza, 2004 ; McCarthy & Warrington, 1985 ; Miceli et al., 1988 ; Rapp & Caramazza, 1998, 2002 ; Robinson et al., 1996 ; Shapiro et al., 2000 ; Shapiro & Caramazza, 2003ab ; Silveri & Di Betta, 1997 ; Silveri et al., 2003 ; Zingeser & Berndt, 1988, 1990 ; pour une revue, voir Druks, 2002). Hillis et Caramazza (1995) ont par exemple décrit le cas de la patiente EBA souffrant de difficultés à produire les noms appropriés à une image qu’elle devait décrire, alors qu’elle produisait parfaitement les verbes correspondants. Le patient CH présentait par contre la dissociation inverse, à savoir un net déficit de production des verbes désignant les actions dépeintes par cette image (Figure 5.1).

Figure 5.1 : Exemple de déficits spécifiques aux catégories des noms et des verbes.
Figure 5.1 : Exemple de déficits spécifiques aux catégories des noms et des verbes.

Lors de la description de cette image, la patiente EBA présente clairement un déficit de production des noms, alors que le patient CH connaît d’impressionnantes difficultés à produire les verbes. Pris de Shapiro & Caramazza (2003a).

Damasio et Tranel (1993) ont quant à eux précisé, en IRM, la localisation des corrélats neuronaux sous-tendant ces déficits sélectifs aux noms et aux verbes. Dans une tâche de dénomination d’images, ils ont rapporté les cas des patients Boswell et AN-1033, souffrant d’un trouble spécifique de traitement des noms, dont les lésions se recouvraient au niveau du lobe temporal médian et antérieur gauche (Figure 5.2). A l’inverse, le patient KJ-1360, porteur d’une lésion frontale prémotrice gauche, présentait des difficultés pour dénommer des actions (i.e. verbes). Les auteurs ont alors suggéré l’existence de réseaux neuronaux distincts impliqués dans le traitement des deux catégories de mots : alors que le cortex temporal médian gauche serait essentiel au traitement des noms, la région frontale gauche serait dévolue à celui des verbes.

Figure 5.2 : Localisation des lésions des trois patients étudiés par Damasio et Tranel (1993) sur un cerveau sain reconstruit en 3 dimensions.

Le patient Boswell est porteur de lésions bilatérales incluant la région temporale mésiale et le cortex temporal latéral (rouge). AN-1033 est lésé au niveau de la région temporale antérieure gauche (jaune). Enfin, le cortex prémoteur gauche est lésé chez le patient KJ-1360, alors que le lobe temporal est intact (bleu). Pris de Damasio & Tranel (1993).

Confortant cette hypothèse, Hillis et al. (2002) ont démontré un déficit de production écrite des verbes chez deux patients atteints d’une hypoperfusion des régions corticales frontales gauches, incluant le gyrus frontal inférieur et le gyrus précentral (Figure 5.3.ab). Plus intéressant, ce déficit disparaissait lorsque le débit sanguin était rétabli dans ces régions, suggérant qu’elles jouent un rôle crucial dans le traitement des verbes. Chez un troisième patient, un déficit de traitement écrit des noms a été rapporté en relation avec une hypoperfusion des gyri temporaux médian et inférieur gauches (Figure 5.3.c). Il faut toutefois noter que ce pattern lésionnel ne semble pas systématique : les performances de dénomination d’actions et de génération de verbes peuvent en effet être normales suite à des lésions fronto-pariétales (De Renzi & di Pellegrino, 1995 ; Shapiro et al., 2000) ou encore altérées suite à des lésions pariétales et non frontales (Silveri & Di Betta, 1997).

Figure 5.3 : (a et b) Les patients 1 et 2 présentent une hypoperfusion du gyrus frontal inférieur et du gyrus précentral gauches, conduisant à un déficit de production écrite des verbes. Lorsque le débit sanguin est restauré dans ces régions, le déficit disparaît. (c) Le patient 3, porteur d’une atteinte des gyri temporaux médian et inférieur gauches, souffre quant à lui d’un déficit de production des noms.

Pris de Hillis et al. (2003).

Si l’existence de réseaux neuronaux distincts de traitement des deux catégories de mots semble faire l’objet d’un consensus, les régions frontales et temporales étant sélectivement impliquées dans la récupération des verbes et des noms respectivement, un débat est né quant à l’origine des déficits rapportés. Alors que certains auteurs les expliquent en termes sémantiques, d’autres arguent en revanche en faveur d’une origine purement grammaticale. Dans la suite, nous présenterons ces deux points de vue, qui comme nous le verrons, peuvent tout aussi bien rendre compte des multiples déficits rapportés chez les patients.