V.2.1. Origine sémantique des déficits

Les noms et les verbes se référant à des entités différentes dans l’environnement (objets et actions), il a été proposé que cette distinction sémantique puisse rendre compte des déficits observés chez les patients cérébro-lésés (Damasio & Tranel, 1993 ; McCarthy & Warrington 1985). Autrement dit, les déficits en apparence sélectifs à la classe grammaticale constitueraient en réalité des déficits de traitement des concepts d’objets et d’action. Bien qu’il n’offre pas réellement d’hypothèse quant à l’organisation des représentations sémantiques de ces mots, ce postulat appuie néanmoins ses arguments sur le fait que les actions sont traitées dans le lobe frontal, dont les lésions conduisent généralement à des troubles de récupération des verbes, alors que les objets sont représentés dans le lobe temporal, impliqué dans le traitement des noms. En ce sens, cette interprétation rejoint le modèle proposé par Pulvermüller (1996a, 1999a, 2001a, 2005a), dans lequel les « mots d’action » (verbes) seraient représentés, par le biais de l’apprentissage hebbien, dans le cortex périsylvien du langage et les aires corticales motrices impliquées dans l’exécution des actions. A l’inverse, les « mots de vision » (noms) trouveraient leurs corrélats neuronaux dans les aires périsylviennes et les aires temporo-occipitales visuelles. Confortant cette hypothèse, des déficits de traitement des verbes ont été rapportés chez des patients atteints de pathologies motrices telles que la paralysie supranucléaire progressive (Bak et al., 2006 ; Daniele et al., 1994) ou encore la sclérose latérale amyotrophique (« motor neurone disease » ; Bak et al., 2001 ; Bak & Hodges, 2004), affectant sélectivement le système moteur. Bak et al. (2006) ont ainsi rapporté un déficit sélectif de traitement des verbes et des concepts d’actions chez deux membres d’une même famille souffrant d’une maladie s’apparentant à la paralysie supranucléaire progressive (seul un patient a toutefois pu être testé). Cette pathologie était principalement associée à une atrophie et à un hypométabolisme du lobe frontal bilatéral chez ces patients. Ainsi, le patient II obtenait de mauvaises performances dans une tâche de dénomination de verbes en regard des noms et dans le « Kissing and Dancing Test » (KDT, Bak & Hodges, 2003), censé évaluer la compréhension des concepts d’actions, par rapport au « Pyramids and Palmtrees Test » (PPT, Howard & Patterson, 1992, examinant la compréhension des concepts d’objets). Un suivi clinique sur 6 ans a également révélé, malgré un déclin général, une détérioration des performances plus prononcée pour les verbes. Ces résultats suggèrent donc que le déficit de ce patient reflète un déficit conceptuel de traitement des représentations d’actions (en accord avec Tranel et al., 2001, ayant rapporté des déficits de traitement des actions suite à des lésions prémotrices et préfrontales). Neininger et Pulvermüller (2003) ont confirmé cette association particulière entre les régions corticales de traitement de l’action et le traitement des verbes, en démontrant l’existence de déficits de récupération de verbes d’action, en regard de noms possédant de fortes associations visuelles et de noms bimodaux (i.e. associations visuelles et motrices), chez des patients porteurs de lésions des aires motrices et prémotrices droites. A l’inverse, les patients dont le cortex temporo-occipital était lésé présentaient de mauvaises performances dans le traitement des noms à associations visuelles (Figure 5.4).

Figure 5.4 : Précision des réponses (en % de bonnes réponses) dans la tâche de décision lexicale chez les patients porteurs de lésions frontales ou temporo-occipitales droites et les sujets sains contrôles, pour les noms à fortes associations visuelles, les noms bimodaux (i.e. associations visuelles et motrices) et les verbes d’action.

Pris de Neininger & Pulvermüller (2003).

Il est intéressant ici de noter que de tels déficits ont été décrits pour des lésions hémisphériques droites (en accord avec Neininger & Pulvermüller, 2001), les patterns de dissociations entre noms et verbes étant similaires à ceux observés suite à des lésions frontales et temporales gauches. Les auteurs ont alors interprété leurs résultats dans le cadre du modèle de Pulvermüller (1996a, 1999a, 2001a), en suggérant que les systèmes neuronaux impliqués dans la programmation des actions et dans la perception des objets soient intriqués dans les représentations des formes verbales des verbes d’action et des noms « de vision » respectivement. En outre, les processus de traitement sémantique faisant appel aux deux hémisphères cérébraux, les représentations neuronales de ces mots seraient bilatérales. Des lésions des aires corticales gauches ou droites stockant les représentations d’actions seraient par conséquent susceptibles de produire des déficits sélectifs de traitement des verbes associés à ces actions. De la même manière, une atteinte des aires visuelles bilatérales conduirait à des déficits de traitement des mots de vision. Les performances des patients testés pour les noms bimodaux pourraient alors s’expliquer par le fait que ces mots possèderaient des représentations sémantiques plus distribuées sur les aires motrices et visuelles, et seraient donc moins vulnérables aux lésions.

Si ce modèle postule l’existence de réseaux neuronaux distincts impliqués dans le traitement des verbes et des noms en raison d’associations sémantiques différentes (actions vs. objets respectivement), une autre interprétation sémantique, bien que très proche, des déficits sélectifs de traitement de ces catégories a été avancée par Bird et ses collègues (2000, 2001). Les auteurs ont d’une part adapté la « théorie sensoriel/fonctionnel » initialement proposée par Warrington et Shallice (1984), selon laquelle le poids des représentations perceptuelles et fonctionnelles déterminerait les représentations sémantiques des mots et concepts (voir aussi Farah & McClelland, 1991 ; Humphreys & Forde, 2001). D’autre part, ils ont postulé un rôle notable de l’imageabilité des mots dans les déficits de traitement des verbes. Suite à l’observation de déficits spécifiques aux catégories des entités animées et inanimées, Warrington et Shallice (1984) avaient proposé que le traitement des catégories animées repose principalement sur un sous-système perceptuel (i.e. visuel), alors qu’un sous-système fonctionnel serait à l’œuvre dans la récupération des catégories inanimées (voir aussi Devlin et al., 1998, et Gainotti & Silveri, 1996). Bird et al. (2000) ont alors argué, dans un modèle proche de celui de Pulvermüller (1996a, 1999a, 2001a), qu’une telle répartition des représentations sémantiques des noms et des verbes puisse rendre compte des déficits observés (voir aussi Gainotti et al., 1995). Le s noms étant fortement associés aux objets, et les objets étant principalement définis par leurs attributs sensoriels (visuels), une atteinte du sous-système sensoriel (i.e. aires temporales) entraînerait des troubles de traitement des noms. De la même manière, les verbes sont associés aux actions qui sont elles-mêmes caractérisées par leurs attributs fonctionnels (moteurs) : une lésion du sous-système fonctionnel (i.e. aires frontales) conduirait donc à un déficit de récupération des verbes. Corroborant cette hypothèse, Marshall et al. (1996ab) ont rapporté le cas du patient RG qui souffrait d’un déficit de production des noms et qui comprenait mieux les mots de faible imageabilité dans des tâches d’associations de mots et d’appariement mot/image. Les auteurs ont interprété cet effet inversé d’imageabilité 11 comme le reflet d’un déficit de traitement de l’information sensorielle/visuelle, conduisant sélectivement à des troubles de la récupération des noms concrets. RG présentait en effet des difficultés à décrire l’apparence des objets tandis qu’il était parfaitement capable de répondre à des questions portant sur leurs fonctions ou leur localisation. L’absence de déficit de production des verbes chez ce patient est venue supporter l’hypothèse formulée par les auteurs d’un rôle particulier de l’information visuelle dans le traitement des noms. Conformément à Gainotti et al. (1995) ayant proposé l’existence d’un sous-système sémantique commun au traitement des noms et des entités animées dans le lobe temporal, Bird et al. (2000) ont suggéré des similitudes entre le traitement des verbes et des entités inanimées dans le lobe fronto-pariétal. Pour appuyer leur hypothèse, les auteurs ont modélisé les représentations sémantiques de noms animés, de noms inanimés et de verbes, en variant le poids des informations sensorielles et fonctionnelles associées. Ils ont ensuite lésé virtuellement le modèle, en supprimant une proportion plus ou moins importante d’un type particulier d’information, afin d’observer les patterns de déficits obtenus. Conformément à leurs prédictions, les résultats ont démontré qu’une lésion de l’information sensorielle conduisait à un déficit de dénomination des noms animés, tandis qu’en cas de lésion de l’information fonctionnelle, le modèle obtenait des performances amoindries à la fois pour les noms inanimés et les verbes. Une étude supplémentaire menée chez six patients cérébro-lésés est venue confirmer ces données (Bird et al., 2000). D’une part, trois patients qui présentaient un déficit de traitement des noms en regard des verbes montraient de mauvaises performances dans des tâches de dénomination d’entités animées par rapport à des entités inanimées. Les auteurs ont alors suggéré que les déficits spécifiques à la récupération des noms s’expliquent par l’atteinte d’un sous-système de traitement de l’information sensorielle. D’autre part, trois autres patients souffrant d’un déficit de production des verbes voyaient leur déficit disparaître lorsque l’imageabilité des stimuli était contrôlée. Les auteurs ont alors proposé que les déficits spécifiques aux catégories des verbes soient réductibles à des différences d’imageabilité entre ces mots et les noms, arguant que cette variable n’avait pas réellement été prise en compte dans les précédentes études. Autrement dit, les difficultés à produire des verbes chez les patients testés résulteraient de la faible imageabilité de ces mots.

En résumé, une atteinte de l’information sensorielle conduirait à un déficit de traitement des noms et des entités animées (i.e. correspondance réciproque entre les deux catégories). Un déficit de traitement des entités inanimées s’accompagnerait par contre d’un déficit de récupération des verbes, la prédiction inverse n’étant toutefois pas systématiquement vérifiée. Un déficit sélectif aux verbes ne serait en effet pas nécessairement associé à un déficit pour la catégorie « inanimée », mais pourrait résulter de la faible imageabilité de ces mots, comme démontré chez les patients (voir aussi Crepaldi et al., 2006 ; Luzzatti et al., 2002).

L’origine sémantique des déficits spécifiques au traitement des noms et des verbes a enfin été testée par Vinson et Vigliocco (2002) dans une modélisation de l’espace lexico-sémantique incluant des verbes d’action, des noms d’action et des noms de vision. Si les déficits pour les noms et les verbes ont une origine sémantique, des distances sémantiques plus faibles devraient être observées entre les verbes et les noms d’action. A l’inverse, dans le cas d’une origine purement grammaticale, cette distance devrait être plus grande, les noms d’action étant plutôt associés aux noms d’objets. De manière intéressante, leurs résultats ont favorisé la première hypothèse : la distance sémantique entre noms d’action et verbes d’action était plus petite que celle entre noms d’action et noms d’objets. En outre, les noms d’action tendaient à « se comporter » comme les verbes d’action, à savoir que les items étaient fortement regroupés dans le modèle, en regard des noms d’objets dont les items étaient plus dispersés. Enfin, les lésions virtuelles ont entraîné une co-occurrence des déficits spécifiques aux verbes et aux noms d’action, ayant conduit les auteurs à postuler que la classe grammaticale ne soit pas reflétée dans l’organisation lexico-sémantique des mots (voir aussi Lu et al., 2002 pour une étude chez des patients ayant subi une lobectomie temporale).

L’ensemble de ces études suggère donc que les déficits spécifiques aux noms et aux verbes puissent avoir une origine sémantique, les noms étant associés aux objets et les verbes aux actions. Ainsi, des représentations neuronales différentes se mettraient en place pour les deux catégories de mots, soit par le biais de l’apprentissage « hebbien », soit en fonction du degré d’informations sensorielles et fonctionnelles associées à ces mots. La récupération des noms ferait appel aux aires temporo-occipitales de traitement de l’information visuelle ou sensorielle, alors que la récupération des verbes reposerait sur les aires frontales de programmation et d’exécution motrice ou de traitement de l’information fonctionnelle. Par ailleurs, l’imageabilité des mots semblerait jouer un rôle dans l’émergence des déficits sélectifs aux verbes chez les patients cérébro-lésés, ces mots étant moins imageables que les noms.

Si l’origine sémantique des déficits de traitement des noms et des verbes a été démontrée dans quelques études, elle ne permet toutefois pas de rendre compte de tous les déficits rapportés chez les patients. Aussi, d’autres auteurs ont postulé que ces déficits ne soient pas réductibles à des différences sémantiques mais grammaticales entre les mots.

Notes
11.

L’effet d’imageabilité se traduit normalement par un accès plus rapide aux mots de forte imageabilité en regard des mots de faible imageabilité.