V.2.2. Origine grammaticale des déficits

L’interprétation grammaticale des déficits spécifiques de traitement des noms et des verbes a été principalement proposée par Caramazza et ses collègues (Caramazza & Hillis, 1991 ; Caramazza & Shapiro, 2004 ; Laiacona & Caramazza, 2004 ; Shapiro & Caramazza, 2003ab). Selon les auteurs, l’information relative à la classe grammaticale serait en effet une dimension importante de l’organisation de la connaissance lexicale, de sorte que les déficits sélectifs aux deux catégories de mots reflèteraient la manière dont la classe grammaticale est représentée dans le cerveau. Confortant cette hypothèse, Berndt et al. (2002) ont démontré que les variables telles que l’imageabilité des mots ne puissent expliquer tous les déficits rapportés chez les patients cérébro-lésés. Ils ont ainsi décrit les performances de patients aphasiques dans des tâches de complétion de phrases à l’aide de noms et de verbes appariés en imageabilité. Alors que certains patients éprouvaient effectivement des difficultés à traiter les mots de faible imageabilité, quelle que soit leur classe grammaticale, d’autres voyaient leurs déficits spécifiques aux verbes persister en regard de noms appariés sur cette variable (voir aussi Luzzatti et al., 2002). Cette étude démontre donc clairement que les effets liés à l’imageabilité et à la classe grammaticale contribuent aux déficits de production verbale des patients de manière indépendante.

Mais l’hypothèse d’une origine grammaticale des déficits de traitement des noms et des verbes a été étayée de façon encore plus convaincante par les études ayant mis en évidence l’existence de troubles spécifiques à une classe grammaticale et à une modalité de traitement (Berndt et al., 2000 ; Caramazza & Hillis, 1991 ; Hillis & Caramazza, 1995 ; Hillis et al., 2002, 2003 ; Rapp & Caramazza, 1998, 2002 ; Shapiro et al., 2000). Autrement dit, certains patients peuvent éprouver des difficultés à produire des mots d’une classe grammaticale particulière en modalité orale ou écrite, alors que leurs performances pour les mots de l’autre classe grammaticale sont préservées à la fois à l’oral et à l’écrit. De tels déficits spécifiques à la modalité et à la classe grammaticale semblent difficilement explicables en termes sémantiques. Caramazza et Hillis (1991) ont par exemple rapporté le cas de la patiente SJD, porteuse d’une lésion frontotemporale gauche, qui était incapable d’écrire des verbes en regard de noms, alors que sa production orale était normale pour les deux classes grammaticales. La patiente HW, porteuse d’une lésion pariétale gauche, présentait un pattern inverse, à savoir un déficit sélectif de production orale des verbes par rapport aux noms, avec une production écrite préservée. Les auteurs ont en outre démontré que ces déficits ne pouvaient être attribués à des difficultés de production de formes orthographiques ou phonologiques particulières, puisqu’ils persistaient lorsque les noms et les verbes étaient des homonymes (i.e. formes orthographiques et phonologiques identiques). SJD obtenait par exemple de mauvaises performances lorsqu’elle devait écrire le mot « play » en tant que verbe (e.g. « I like to play the piano ») mais se comportait normalement si ce même mot était produit en tant que nom (e.g. « I liked the play very much »). Le cerveau lésé serait ainsi capable de distinguer des mots identiques uniquement en fonction de leur rôle syntaxique dans le contexte. Hillis et al. (2002) ont également rapporté le cas de la patiente MML, atteinte d’aphasie progressive primaire non fluente, souffrant d’un déficit de production orale des verbes, alors que sa production orale des noms et sa production écrite des noms et des verbes étaient intactes. De plus, tandis que ses performances pour les verbes à l’oral se détérioraient au fil des années, ses performances pour les mêmes mots à l’écrit et pour les noms, quelle que soit la modalité, restaient stables (Figure 5.5 ; voir aussi Hillis et al., 2004). Ce n’est en effet qu’après 10.5 ans d’évolution de la maladie que sa production écrite de verbes s’est ponctuée d’erreurs de plus en plus fréquentes.

Figure 5.5 : Suivi desperformances de la patiente MML (Hillis et al., 2002), atteinte d’aphasie progressive primaire non fluente, lors de la production orale et écrite de noms et de verbes.

Pris de Shapiro & Caramazza (2003b).

Prises dans leur ensemble, ces données suggèrent donc que les lexiques spécifiques à la modalité, spécifiant les formes orthographiques et phonologiques des mots, soient organisés en fonction de la classe grammaticale. Les déficits des patients SJD et HW (Caramazza & Hillis, 1991) se situeraient au niveau de ces lexiques de sortie, en raison d’un dommage en leur sein même ou d’un accès interrompu à ces lexiques à partir du système sémantique. Par ailleurs, le fait que les troubles s’expriment uniquement pour les homonymes verbes suggère que l’information grammaticale soit représentée séparément et de manière redondante dans chaque système lexical spécifique à la modalité (Caramazza & Hillis, 1991). A cet égard, Hillis et collègues (2002) proposent notamment une certaine indépendance entre les mécanismes impliqués dans le traitement lexico-phonologique des verbes et ceux impliqués dans leur traitement lexico-orthographique ; ces mécanismes seraient également indépendants des processus sous-tendant les représentations lexico-phonologiques et lexico-orthographiques des noms. Les performances des patients pour une classe grammaticale dans une modalité pourraient donc être altérées pendant plusieurs années avant que les performances pour cette même classe dans l’autre modalité, mais aussi pour l’autre classe grammaticale, soient touchées (mais voir Gainotti et al., 1995 pour une discussion). Enfin, les données permettent d’exclure l’existence d’un lexique neutre jouant le rôle de médiateur entre le système sémantique et les lexiques spécifiques à la modalité. Au contraire, les notions que nous voulons exprimer, activées dans le système sémantique, semblent directement connectées aux lexiques orthographiques et phonologiques de sortie (Caramazza & Shapiro, 2004).

Si nous avons jusqu’à présent décrit des déficits spécifiques à la modalité restreints à la classe des verbes, Hillis & Caramazza (1995) et Rapp et Caramazza (2002) ont rapporté l’existence de doubles dissociations entre les noms et les verbes dans des modalités différentes chez un même patient. Aussi le patient KSR (Rapp & Caramazza, 2002), porteur d’une lésion des aires de Broca et de Wernicke et du gyrus supramarginal, présentait-il des difficultés à produire des noms à l’oral en regard des verbes dans des tâches de fluence sémantique, de description d’images et de dénomination d’images. Au contraire, il obtenait de moins bonnes performances pour écrire les mêmes verbes en regard des mêmes noms dans ces tâches (Figure 5.6.a). Ce pattern de résultats était par ailleurs observé lorsque les noms et les verbes étaient des homonymes (Figure 5.6.b), suggérant là encore que le déficit ne résulte pas de différences phonologiques entre les catégories de mots.

Figure 5.6 : (a ) Exemples de productions écrite et orale lors de la description d’images chez KSR (Rapp & Caramazza, 2002). Pris dans Caramazza & Shapiro (2002). (b) Performances de KSR (% de réponses correctes) lorsque les noms et les verbes étaient des homonymes.

Pris de Rapp & Caramazza (2002).

Pour les auteurs, ces données ne s’accordent pas avec l’hypothèse sémantique. En effet, si un patient présentait un déficit d’origine sémantique dans une seule modalité de production, ce déficit ne devrait-il pas se manifester de la même manière pour les noms et les verbes ? Rapp et Caramazza (2002 ; voir aussi Caramazza & Shapiro, 2004) arguent au contraire que les déficits spécifiques à la modalité puissent être interprétés dans le cadre du modèle de Caramazza (1977 ; voir aussi Caramazza & Miozzo, 1997), dans lequel l’information grammaticale, et plus généralement syntaxique, est indépendante des informations sémantique et phonologique (Figure 5.7). Dans ce modèle, les connaissances lexicales sont organisées en réseaux indépendants mais interconnectés. Ainsi, le réseau lexical-sémantique représente les mots comme ensembles de propriétés sémantiques et de prédicats. Le réseau syntaxique représente les traits syntaxiques des mots, tels que la catégorie grammaticale, le genre, le type d’auxiliaire, le temps etc. Enfin, le réseau des lexèmes représente la forme phonologique des items lexicaux. Caramazza (1977) propose en outre que l’activation se propage simultanément et indépendamment du réseau lexical-sémantique vers le réseau syntaxique d’une part, et vers le réseau des lexèmes d’autre part.

Figure 5.7 : Représentation schématique du réseau indépendant (d’après Caramazza, 1977).
Figure 5.7 : Représentation schématique du réseau indépendant (d’après Caramazza, 1977).

Les réseaux lexical-sémantique, syntaxique et phonologique (lexèmes) sont représentés de manière indépendante. Le flux d’activation se propage du réseau lexical-sémantique au réseau syntaxique et aux lexèmes, puis aux phonèmes. Les lignes en pointillés indiquent une faible activation en regard des lignes en trait plein. Les connexions à l’intérieur d’un réseau sont inhibitrices.

Conformément à l’interprétation de Caramazza et Hillis (1991), Rapp et Caramazza (2002) ont alors proposé un modèle quelque peu modifié dans lequel l’information grammaticale serait représentée dans les réseaux phonologique et orthographique de sortie (Figure 5.8). Les déficits spécifiques à une classe grammaticale et à une modalité pourraient ainsi s’expliquer par un défaut d’accès à ces lexiques phonologique (i.e. production orale) ou orthographique (i.e. production écrite) directement à partir du réseau sémantique, ou par une atteinte directe de ces lexiques.

Figure 5.8 : Adaptation du modèle de Caramazza (1977) permettant de rendre compte des déficits spécifiques à une classe grammaticale et à une modalité chez les patients cérébro-lésés.

Pris de Rapp & Caramazza (2002).

L’ensemble de ces données démontre donc trois points importants. D’abord, la classe grammaticale est une dimension pertinente de l’organisation du lexique dans le cerveau, les déficits spécifiques aux catégories des noms et des verbes ne pouvant se résumer à des différences sémantiques chez tous les patients cérébro-lésés. Ensuite, d’étroites relations unissent les lexiques spécifiques à la modalité (écrite ou orale) et l’information relative à la classe grammaticale. Enfin, les dissociations spécifiques à une classe grammaticale et à une modalité ne peuvent être réduites aux dimensions phonologiques et orthographiques des noms et des verbes, ces déficits persistant avec des mots homonymes.

Caramazza et Shapiro (2004) et Laiacona et Caramazza (2004) soulignent toutefois que l’hypothèse d’une origine sémantique de ces déficits ne peut être totalement rejetée. Les effets grammaticaux chez les patients aphasiques pourraient en effet émerger comme conséquence de la manière dont le système sémantique est organisé en lien avec les représentations lexicales. Plus précisément, le système sémantique pourrait être divisé en sous-systèmes codant les représentations de différents types d’information (i.e. sensorielle vs. fonctionnelle, abstraite vs. concrète etc.). Ces sous-systèmes activeraient alors des sous-systèmes lexicaux distincts spécifiques à la modalité (phonologique et orthographique). Ainsi, une déconnexion entre un sous-système sémantique particulier et l’un de ses sous-systèmes lexicaux pourrait résulter en un déficit spécifique à une classe grammaticale et à une modalité.

Mais des preuves encore plus robustes d’un rôle de la classe grammaticale dans les dissociations observées ont été fournies par l’observation de déficits spécifiques à la classe grammaticale dans des tâches purement morphosyntaxiques (Shapiro et al., 2000 ; Shapiro & Caramazza, 2003a ; Tsapkini et al., 2002). Aussi certains patients sont-ils incapables de produire les suffixes morphologiques spécifiques à une classe grammaticale, alors que leurs performances sont préservées pour l’autre classe. Le patient JR, décrit par Shapiro et al. (2000), présentait par exemple un déficit de production des noms lors de la description d’images, par rapport à des verbes homonymes ou non. Les auteurs ont examiné ses performances dans une tâche de production morphologique, dans laquelle il devait produire des noms et des verbes homonymes à la forme voulue (e.g. «  This is a guide ; these are guides. » vs. « This person guides ; these people guide. »). Il devait ainsi ajouter ou enlever le suffixe « -s » de la troisième personne du singulier ou du pluriel des noms et des verbes présentés dans des phrases. De manière intéressante, JR avait de nettes difficultés à produire les formes singulières ou plurielles des noms en regard des verbes. La dissociation inverse a été rapportée par Shapiro et Caramazza (2003a) chez le patient RC qui souffrait d’un déficit de traitement des verbes et était incapable de produire les formes fléchies de ces mots dans des phrases (Figure 5.9). Ses performances pour les noms étaient en revanche préservées.

Figure 5.9 : Dissociation entre les performances des patients JR (Shapiro et al., 2000) et RC (Shapiro & Caramazza, 2003a) dans des tâches morphologiques impliquant des noms et des verbes.

Pris de Caramazza & Shapiro (2004).

La réalisation de la même tâche morphologique avec des pseudo-mots utilisés comme noms ou verbes (e.g. « These are wugs » vs. « This person wugs ») a permis de conforter l’interprétation grammaticale de ces déficits. Ainsi, les dissociations observées chez les patients pour les noms et les verbes persistaient lorsque les stimuli étaient des pseudo-mots : JC présentait des difficultés pour les pseudo-noms, et RC pour les pseudo-verbes. Autrement dit, les pseudo-mots, qui ne possèdent pourtant pas de représentations sémantiques dans le lexique, étaient traités, tout comme les mots, en fonction de leur fonction syntaxique dans les phrases. Ces données permettent donc clairement d’écarter l’idée d’une origine sémantique de ces déficits, et favorisent en revanche l’hypothèse grammaticale. L’accès à l’information relative aux propriétés grammaticales des verbes serait donc indépendant de l’accès aux propriétés grammaticales des noms (Caramazza & Shapiro, 2004).

Shapiro et Caramazza (2003a) ont par ailleurs suggéré un rôle crucial du cortex frontal gauche dans la représentation de l’information grammaticale des noms et des verbes : les patients JR et RC étaient en effet porteurs de lésions frontales inférieures gauches, incluant la région de Broca. Mais alors comment expliquer qu’une lésion de la même région conduise à des déficits grammaticaux sélectifs aux noms ou aux verbes ? En examinant plus précisément les lésions, les auteurs ont proposé d’une part que la région frontale antérieure et supérieure, lésée chez RC, participe au traitement des propriétés grammaticales des verbes (en accord avec Federmeier et al., 2000 dans une étude EEG, et Shapiro et al., 2001 dans une étude en TMS). D’autre part, JR présentait une lésion frontale inférieure plus postérieure, suggérant que cette aire joue un rôle dans la récupération de l’information grammaticale relative aux noms (en accord avec Miceli et al., 2002 pour une étude en IRMf). Les auteurs ont également noté que les gyri supramarginal et angulaire, lésés chez JR, servent de relais à l’information lexicale envoyée du lobe temporal au lobe frontal (Geshwind, 1965 cité par les auteurs). Au vu de ces données, Shapiro et Caramazza (2003a) ont alors proposé que des systèmes neuronaux différents sous-tendent le traitement des catégories grammaticales noms et verbes, une composante primordiale de ces systèmes étant localisée dans le cortex frontal gauche. Leur étude ne permet toutefois pas de décider si les régions cérébrales de production linguistique incluent des systèmes de traitement grammatical distincts pour les noms et les verbes, ou si des voies lexicales distinctes, spécifiques aux noms et aux verbes, convergent vers un module de traitement morphosyntaxique central. Plus précisément, le déficit de JR pourrait tout aussi bien résulter de l’atteinte d’un circuit grammatical spécifique aux noms, localisé dans le cortex frontal gauche, ou de lésions des connexions entre les représentations lexicales des noms stockées dans le lobe temporal et un système de traitement grammatical central (i.e. commun aux noms et aux verbes) situé dans le cortex frontal gauche.

Cette revue des études neuropsychologiques révèle donc que si certains déficits sélectifs aux catégories des noms et des verbes semblent avoir une origine sémantique, d’autres sont plus facilement interprétables en termes de différences grammaticales entre ces mots. Bien que nous ayons présenté ces hypothèses sémantique et grammaticale séparément, il semble donc qu’elles ne s’excluent pas mutuellement. Ainsi, l’information sémantique mais aussi grammaticale jouerait un rôle crucial dans l’organisation du lexique mental dans le cerveau, en participant à la mise en place de réseaux neuronaux distincts pour les noms et les verbes. Les dissociations observées chez les patients cérébro-lésés ou atteints de pathologies dégénératives auraient donc plusieurs origines possibles. Mais qu’en est-il du traitement des deux catégories de mots chez les sujets sains ? Si les noms et les verbes font effectivement appel à des représentations neuronales en partie distinctes, ne devrait-on pouvoir observer des patterns d’activation cérébrale différents lors de la récupération de ces mots ?