V.3.1. Etudes électrophysiologiques

De nombreuses études ont été menées en EEG afin de tester l’hypothèse de l’existence de corrélats neuronaux distincts pour les noms et les verbes (Dehaene, 1995 ; Federmeier et al., 2000 ; Kellenbach et al., 2002 ; Khader et al., 2003 ; Khader & Rösler, 2004 ; Koenig & Lehmann, 1996 ; Preissl et al., 1995 ; Pulvermüller et al., 1999bc). Conformément aux études neuropsychologiques, nous présenterons d’abord les travaux faisant état des différences sémantiques entre les mots puis ceux démontrant un rôle de la classe grammaticale.

Information sémantique

Dans une tâche de décision lexicale, Pulvermüller et collègues (1999b) ont rapporté des patterns d’activité corticale distincts pour des noms associés à des objets et des verbes associés à des actions. D’une part, l’analyse des potentiels évoqués a révélé, dès 200 à 230 ms après la présentation des mots, la présence d’une onde positive plus prononcée pour les verbes sur les électrodes centrales (C3/C4) correspondant aux aires motrices, et d’une onde moins négative (ou plus positive) pour les noms sur les électrodes occipitales (O1/O2) correspondant aux aires visuelles (Figure 5.10). D’autre part, l’analyse des réponses spectrales dans la bande de fréquence γ (25-35 Hz) a mis en évidence, 500 à 800 ms post-stimulus, une activité plus marquée sur les électrodes centrales, et plus faible sur les électrodes occipitales, pour les verbes en regard des noms.

Figure 5.10 : Enregistrement de l'activité spectrale de haute fréquence (30Hz, en haut) et des potentiels évoqués (EPs, en bas) sur les sites centraux (C3/C4) et occipitaux (O1/O2).

Les différences électrocorticales entre les noms et les verbes sont présentes 200 ms après la présentation des mots sur les potentiels évoqués, mais aussi plus tardivement (500 à 800 ms post-stimulus) dans les réponses de haute fréquence. Alors que les verbes ont induit des réponses plus importantes sur les régions centrales proches du cortex moteur (C3/C4), les noms ont induit des réponses plus importantes sur les régions occipitales au niveau du cortex visuel (O1/O2). Pris de Pulvermüller et al. (1999b).

Les différences entre noms et verbes semblent donc d’abord émerger au niveau des potentiels évoqués et ensuite dans les réponses de haute fréquence, ayant conduit les auteurs à suggérer que ces deux mesures suivent des décours temporels différents et reflètent des processus physiologiques distincts. Plus précisément, ils ont interprété leurs résultats dans le cadre de l’apprentissage « hebbien », les noms et les verbes ayant mobilisé des assemblées neuronales distribuées dans les aires visuelles et motrices/prémotrices respectivement (Pulvermüller, 1996a, 2001a). Dans cette optique, les différences entre les mots observées précocement après leur présentation (200 ms) résulteraient de l’activation ou « ignition » des assemblées correspondantes. Ce processus serait suivi d’une réverbération de l’activité au sein même de l’assemblée, reflétant le maintien des items en « mémoire active ». Une telle réverbération susciterait alors des patterns d’activité temporels et spatiaux particuliers, observables dans les réponses de haute fréquence. Les auteurs ont conclu que les propriétés sémantiques des noms et des verbes (i.e. associations visuelles vs. motrices) rendent compte des différences électrophysiologiques observées entre ces mots sur les aires occipitales et motrices respectivement. Par ailleurs, s’ils n’excluent pas un rôle de la classe grammaticale dans l’organisation des représentations neuronales de ces mots, ils proposent que cette variable puisse difficilement rendre compte de leurs résultats. Afin de conforter cette hypothèse sémantique, les auteurs (Pulvermüller et al., 1999c) ont alors réalisé une deuxième étude en EEG dans laquelle le traitement de verbes d’action, de noms à fortes associations visuelles et de noms à fortes associations motrices était examiné dans une tâche de décision lexicale auditive. Leurs résultats ont révélé des différences entre les trois catégories de mots environ 500 à 600 ms après leur présentation, soit 120 à 220 ms après leur point de reconnaissance 12 . Répliquant leurs précédents résultats, ils ont mis en évidence des activités corticales différentes pour les « noms de vision » et les verbes d’action sur les électrodes centrales et occipitales. Mais, plus intéressant, et conformément à la modélisation de Vinson et Vigliocco (2002), l’activité liée au traitement des « noms d’action » se distinguait également de celle liée aux « noms de vision » sur les mêmes électrodes, alors qu’aucune différence n’était observée lors de la comparaison avec les verbes d’action (en accord avec Oliveri et al., 2004 en TMS). Des topographies d’activité cérébrale distinctes peuvent donc être suscitées lors du traitement de mots appartenant à la même classe grammaticale, mais possédant des associations sémantiques différentes.

Si ces études se sont focalisées sur les différences sémantiques entre les noms et les verbes, d’autres ont toutefois tenté de déterminer si leurs propriétés grammaticales participaient également à la mise en place de leurs représentations neuronales (Kellenbach et al., 2002 ; Khader et al., 2003 ; Khader & Rösler, 2004).

Information grammaticale

Kellenbach et collègues (2002) ont rapporté des effets combinés de la classe grammaticale des mots et de leurs attributs sémantiques sur les potentiels évoqués, mesurés lors de la lecture passive de noms et verbes à fortes associations visuelles ou motrices et de noms et verbes abstraits. Les auteurs en ont conclu que les distinctions sémantiques tout autant que grammaticales déterminent les représentations lexico-sémantiques des mots, rendant compte de l’origine sémantique et/ou grammaticale des déficits observés chez les patients cérébro-lésés. Khader et Rösler (2004) ont quant à eux examiné les réponses corticales lors du traitement de noms et de verbes dans un contexte phrastique. Plus précisément, des paires amorces « verbe/nom » ou « nom/nom » précédaient la présentation d’un mot cible (nom ou verbe respectivement), ces trois mots formant une « phrase » (e.g. « cuts carpenter wood » ou « wood carpenter cuts » respectivement ; voir Khader et al., 2003 pour les détails de la procédure). Les sujets s’attendaient donc implicitement à ce que soit un nom soit un verbe termine chaque phrase ; leur tâche était de juger les relations sémantiques entre les paires amorces et les cibles. Cette procédure permettait ainsi d’examiner l’activation des informations sémantique et grammaticale relatives aux mots présentés. Les auteurs ont enregistré les réponses corticales dans la bande de fréquence γ (25-37 Hz), liées aux représentations sémantiques des mots (Pulvermüller et al., 1996b, 1999bc), mais aussi dans la bande θ (1.95-5.9 Hz), dont l’activité semble refléter les processus syntaxiques (Bastiaansen et al., 2002). D’une part, leurs résultats n’ont révélé, contrairement à Pulvermüller et al. (1999b), aucune différence entre les deux catégories de mots dans la bande γ. Les auteurs ont attribué cette divergence entre les deux études en termes de tâches utilisées (i.e. décision lexicale vs. jugement sémantique). D’autre part, une activité θ plus prononcée pour les noms en regard des verbes a été observée principalement sur les électrodes frontales (notamment F7 ; Figure 5.11). En d’autres termes, cette activité diminuait plus fortement lors de la lecture des verbes. En accord avec ces résultats, une plus forte diminution de la cohérence entre électrodes a été constatée pour les verbes au niveau des aires frontales antérieures gauches.

Figure 5.11 : Cartes topographiques de l’activité θ induite par les noms et les verbes dans un intervalle de 128 à 512 ms après le début de leur présentation (panneaux à gauche et au centre).

La différence entre verbes et noms est représentée sur le panneau de droite. Pris de Khader & Rösler (2004).

Les auteurs ont interprété cette désynchronisation d’activité et ce découplage plus marqués pour les verbes comme le reflet d’une contribution particulière des régions frontales antérieures gauches, et notamment de l’aire de Broca (électrode F7), au traitement de ces mots. Ces aires étaient en effet différemment activées lorsque le premier mot présenté était un verbe en regard d’un nom, suggérant que des attentes particulières quant à la construction de la phrase aient pu se mettre en place. Autrement dit, la présentation d’un verbe aurait permis au système de se préparer à la présentation subséquente d’un agent et d’un objet. A l’inverse, la présentation première d’un nom, pouvant désigner l’agent ou l’objet, n’aurait pas conduit à la programmation d’un cadre grammatical déterminé. Dans cette hypothèse, les réponses corticales différentes obtenues pour les noms et les verbes découleraient, non pas de différences d’organisation sémantique, mais de l’existence de processus distincts de traitement des mots en fonction de leur classe grammaticale.

Les études présentées jusque là ont examiné le traitement des noms et des verbes en tant que catégories grammaticales et sémantiques différentes. Federmeier et ses collègues (2000) se sont pour leur part intéressés au traitement des mots ambigus, pouvant être utilisés à la fois comme noms et verbes selon le contexte. L’utilisation de tels stimuli pourrait ainsi démontrer si les différences corticales entre les mots émergent comme une conséquence de la manière dont ces mots sont représentés et/ou de la manière dont ils sont traités « en ligne » dans leur contexte. Les mots ambigus se comportent-ils comme leurs équivalents non ambigus lorsqu’ils sont désambiguïsés par le contexte ? Existe-t-il des différences entre les mots utilisés comme noms ou verbes dans un contexte particulier, indépendamment de leur niveau d’ambiguïté lorsqu’ils sont isolés ? Pour tenter de répondre à ces questions, les auteurs ont présenté à des sujets sains des phrases contenant des noms et des verbes non ambigus et des mots ambigus pouvant être utilisés en tant que noms et verbes (e.g. drink, smoke etc.). Leurs résultats ont d’abord révélé, 150 ms après la présentation des stimuli et quelle que soit la classe grammaticale considérée, une différence entre les mots ambigus, bien que désambiguïsés par le contexte, et les mots non ambigus au niveau des régions frontales. En outre, les mots ambigus utilisés dans un contexte « nom » donnaient lieu à une négativité frontocentrale plus prononcée, 250 à 450 ms post-stimulus, que les mêmes mots utilisés dans un contexte « verbe ». Enfin, les verbes non ambigus suscitaient une positivité frontolatérale gauche non observée pour les autres catégories de mots. Ces données démontrent donc que la classe grammaticale des mots affecte les réponses corticales, les effets étant toutefois différents en fonction de l’ambiguïté grammaticale de ces mots. Pour les auteurs, le pattern d’activité neuronale lié aux items lexicaux dépendrait donc du contexte, à savoir de la probabilité de ces mots d’être utilisés comme noms ou verbes et du rôle particulier qu’ils jouent dans les phrases. Autrement dit, des noms et verbes homonymes pourraient être distingués uniquement en fonction de leur fonction syntaxique dans la phrase (en accord avec les études neuropsychologiques, Caramazza & Hillis, 1991 et Rapp & Caramazza, 2002). Mais les auteurs insistent également sur l’existence de représentations lexicales différentes entre les noms et les verbes, comme en attestent leurs données obtenues pour les verbes non ambigus. En résumé, les items ambigus constitueraient une classe de mots à part, possédant des représentations neuronales bien particulières. Des ressources neuronales différentes seraient ainsi utilisées pour représenter les noms et les verbes, mais aussi les items possédant des fonctions sémantiques et syntaxiques différentes en fonction du contexte. Les dissociations observées chez les patients cérébro-lésés pourraient alors être modulées en fonction de l’ambiguïté des mots. En conclusion, les auteurs ont suggéré que le contexte influence la recherche de l’information relative à la classe de mots, celle-ci n’étant pas une propriété inhérente et immuable des items lexicaux. Autrement dit, « la classe grammaticale ne « résiderait » pas dans la représentation neuronale des mots, mais émergerait d’une interaction entre leurs propriétés sémantiques et syntaxiques, à la fois lorsque ces mots seraient isolés et placés dans un contexte ».

Dans l’ensemble, les études EEG ont permis de démontrer l’existence de réseaux neuronaux distincts pour les noms et les verbes, qui s’établiraient à la fois en fonction des propriétés sémantiques des mots et de leur classe grammaticale. Corroborant les études neuropsychologiques, les résultats obtenus suggèrent également que la distinction entre les deux catégories de mots suive un axe antéro-postérieur. La résolution spatiale de ces techniques est néanmoins limitée ; à cet égard, les études d’imagerie cérébrale ont permis de préciser la localisation anatomique des réseaux concernés.

Notes
12.

Le point de reconnaissance d’un mot présenté de manière auditive est le moment à partir duquel ce mot peut être identifié sans ambiguïté.