V.3.2. Etudes d’imagerie cérébrale

Si un consensus semble émerger en EEG quant à l’existence de substrats neuronaux différents impliqués dans le traitement des noms et des verbes, les études d’imagerie cérébrale s’accordent plus difficilement sur ce point.

Certaines études ont en effet mis en évidence des patterns d’activation cérébrale identiques, ou se recouvrant fortement, pour les deux catégories de mots (Perani et al., 1999b ; Tyler et al., 2001b ; Warburton et al., 1996). Warburton et collègues (1996) ont par exemple démontré une activation des régions préfrontales, temporales et pariétales gauches dans des tâches de génération de noms et de verbes, les activations étant toutefois plus prononcées pour les verbes en regard des noms. De la même manière, Tyler et al. (2001b) n’ont observé aucune différence d’activation cérébrale entre les deux catégories de mots lors de tâches de décision lexicale et de catégorisation sémantique. Ainsi, le gyrus frontal inférieur gauche et les gyri temporaux inférieur et médian bilatéraux étaient recrutés indépendamment de la catégorie de mots. Les auteurs ont alors suggéré que les différences d’acquisition entre les noms et les verbes observées au cours de l’apprentissage du langage ne soient pas reflétées dans l’organisation de leurs représentations neuronales. Selon eux, la connaissance conceptuelle serait au contraire représentée dans un réseau neuronal distribué, sans distinction entre les catégories (i.e. noms vs. verbes) ni entre les domaines (i.e. animé vs. inanimé).

D’autres études ont en revanche démontré plus franchement l’existence de réseaux d’activation partiellement différents lors de la récupération des deux catégories de mots, tant au niveau sémantique que grammatical (Damasio et al., 2001 ; Martin et al., 1995, 1996 ; Saccuman et al., 2006 ; Shapiro et al., 2005, 2006 ; Tranel et al., 2005 ; Tyler et al., 2004 ; Vigliocco et al., 2006 ; Yokoyama et al., 2006). Dans la suite, nous présenterons d’abord les preuves démontrant l’existence de représentations sémantiques distinctes de ces mots ; les travaux ayant examiné le rôle de l’information grammaticale seront ensuite exposés.

Information sémantique

De nombreuses études se sont concentrées sur la distinction entre noms et verbes en termes sémantiques, à savoir la distinction entre objets et actions. Martin et al. (1995) ont par exemple rapporté une activation spécifique du lobe frontal inférieur (aire de Broca) et d’une région des gyri temporaux supérieur et médian postérieur gauches, antérieure à la région impliquée dans la perception des mouvements (MT), lors de la dénomination d’images évoquant des actions (verbes) et de la génération de verbes d’action associés à l’utilisation d’objets. La dénomination de couleurs (noms) activait en revanche les gyri fusiformes avec une prédominance hémisphérique gauche. Damasio et al. (2001) ont également décrit un recrutement de l’operculum frontal (FO) et du lobe pariétal gauches, mais aussi de l’aire MT bilatérale, lors de la dénomination d’actions. Vigliocco et al. (2006) ont quant à eux démontré une influence des attributs sémantiques des mots (i.e. associations visuelles vs. motrices) mais pas de leur classe grammaticale (i.e. noms vs. verbes) dans une tâche d’écoute passive de mots se référant à des évènements associés à des mouvements (e.g. plongeon, patiner) ou à des expériences sensorielles (e.g. foudre, briller). Ainsi, indépendamment de la classe grammaticale, les mots se référant à des actions recrutaient préférentiellement le gyrus précentral gauche, alors que les mots « sensoriels » activaient le gyrus temporal antérieur inférieur, le cortex préfrontal antérieur et le sillon frontal inférieur postérieur gauches (Figure 5.12). Aucune activation sélective à la classe grammaticale n’a été mise en évidence.

Figure 5.12 : Patterns d’activation en fonction de la nature sémantique des noms et des verbes (associations motrices ou sensorielles).

Les activations spécifiques aux mots d’action sont représentées en rouge, et celles spécifiques aux mots « sensoriels » sont illustrées en bleu. Les détails d’activation (coupes axiales, sagittales et coronales) sont donnés pour le cortex moteur primaire, le gyrus frontal inférieur gauche (IFG) et le gyrus temporal antérieur inférieur gauche. Pris de Vigliocco et al. (2006).

Ces résultats suggèrent donc une correspondance entre les représentations neuronales des actions et celles des mots se référant à ces actions (Aziz-Zadeh et al., 2006b ; Buccino et al., 2005 ; Hauk et al., 2004ab ; Pulvermüller, 1996a, 2001a, 2005a ; Oliveri et al., 2004 ; Pulvermüller et al., 2005bc ; Tettamanti et al., 2005). Par ailleurs, l’activation du cortex temporal inférieur gauche lors de l’écoute des mots « sensoriels » reflèterait les nombreuses propriétés sensorielles de ces mots. En conclusion, les auteurs ont proposé que la compréhension des noms et des verbes ne soit pas sous-tendue par des substrats corticaux fondamentalement différents, mais qu’elle dépende d’un réseau commun distribué, dont l’organisation serait dictée par le contenu sémantique de ces mots (voir aussi Saccuman et al., 2006 pour un rôle de la dimension « manipulabilité » dans l’organisation des représentations neuronales des mots indépendamment de leur classe grammaticale).

Enfin, Tranel et ses collègues (2005) ont étudié les activations cérébrales lors de la dénomination d’images d’objets et d’actions avec des noms et des verbes homonymes ou non (mots ambigus vs. non ambigus). Conformément aux résultats de Federmeier et al. (2000), ils ont émis la prédiction que les mots ambigus devraient recruter des aires corticales en partie distinctes de celles activées pour les mots ambigus. Plus particulièrement, les mots ambigus utilisés comme noms devraient engager le réseau « nom » mais aussi, quoique de façon moindre, le réseau « verbe », alors que les noms non ambigus ne devraient activer que le réseau « nom ». De la même manière, les mots ambigus utilisés comme verbes devraient recruter à la fois les réseaux « verbe » et « nom », par rapport aux verbes non ambigus (réseau « verbe » uniquement). Leurs résultats ont d’une part confirmé les données des précédentes études (Martin et al., 1995, 1996 ; Tranel et al., 2001), à savoir une activation du cortex inféro-temporal (IT) postérieur gauche lors de la dénomination des outils (noms), et des aires FO et MT gauches, ainsi que d’une région postérieure et latérale du cortex IT gauche, lors du traitement des actions (verbes ; Figure 5.13). D’autre part, des activations en partie distinctes ont été mises en évidence entre les mots ambigus et non ambigus pour les deux classes grammaticales. Ainsi, les noms non ambigus recrutaient uniquement le cortex IT gauche, alors que les noms homonymes activaient cette même région mais aussi le FO gauche. Sur le plan des verbes, les activations des aires FO et MT gauches étaient beaucoup moins prononcées pour les verbes homonymes en regard des verbes non ambigus. Enfin, une comparaison des activations obtenues pour les mots ambigus utilisés comme noms ou verbes a révélé une activation spécifique de l’aire MT pour les verbes.

Figure 5.13 : Patterns d’activations corticales gauches lors de la dénomination d’images d’objets et d’actions avec des noms et des verbes ambigus ou non (les coupes axiales sont également représentées).

nHN, noms non ambigus/non homonymes ; HN, noms ambigus/homonymes ; nHV, verbes non ambigus/non homonymes ; HV, verbes ambigus/homonymes. Pris de Tranel et al. (2005).

Les prédictions des auteurs ont donc été confirmées, puisque les noms ambigus ont activé, contrairement aux noms non ambigus, et en sus du réseau « nom », une partie du réseau spécifique au traitement des verbes. Les verbes ambigus ont quant à eux recruté le réseau « verbe » plus faiblement que les verbes non ambigus. Autrement dit, le facteur homonymie semble avoir « modifié » les patterns d’activation sélectifs aux noms et aux verbes. Les auteurs ont alors suggéré que les noms ambigus « se comportent » comme des verbes (en accord avec Vinson & Vigliocco, 2002), l’activation supplémentaire de l’aire FO pouvant refléter les associations motrices de ces mots ou encore l’influence de facteurs grammaticaux (i.e. ces mots sont fréquemment utilisés en tant que verbes). L’interprétation des activations obtenues lors de la production des verbes est quelque peu plus complexe : en effet, bien que des aires spécifiques au traitement de cette catégorie aient été mises en évidence, ces mots ont également recruté le cortex IT, également impliqué dans la production des noms (en accord avec Perani et al., 1999b, pour des activations spécifiques aux verbes mais pas aux noms). En outre, les aires spécifiques aux verbes (FO et MT) étaient moins activées dans le cas des verbes ambigus. Les auteurs ont interprété ces résultats comme le reflet de plus fortes associations motrices liées aux verbes non ambigus ou encore comme l’expression de facteurs linguistiques (i.e. lexicaux, syntaxiques) affectant le traitement des verbes ambigus.

L’ensemble des études décrites jusque là fait principalement état de différences d’activation cérébrale entre les noms et les verbes sur le plan sémantique. Toutefois, comme nous l’avons décrit chez les patients cérébro-lésés et dans les études d’électrophysiologie, l’information grammaticale semble jouer un rôle crucial dans l’organisation des représentations lexicales de ces mots. A cet égard, de récents travaux se sont attachés à révéler cette influence de la classe grammaticale en utilisant des tâches morphologiques dans lesquelles les formes verbales des noms et des verbes étaient fléchies (Shapiro et al., 2005, 2006 ; Tyler et al., 2004 ; Yokoyama et al., 2006).

Information grammaticale

Conformément aux études neuropsychologiques (Shapiro et al., 2000 ; Shapiro & Caramazza, 2003a), Shapiro et ses collègues (2005) ont examiné, en TEP, l’activité corticale de sujets sains devant produire la forme plurielle de noms et la 1ère personne du pluriel de verbes. La même tâche était également réalisée avec des pseudo-mots utilisés comme pseudo-noms ou pseudo-verbes ; les aires cérébrales impliquées dans le traitement grammatical, indépendamment du sens des mots, pouvaient ainsi être précisément ciblées. Les résultats ont démontré un recrutement spécifique du cortex préfrontal rostral gauche, et notamment de la portion antérieure du gyrus frontal supérieur, lors de la production des verbes et pseudo-verbes, en regard des noms et pseudo-noms (Figure 5.14.a). Le traitement des verbes activait en outre le gyrus frontal inférieur gauche, incluant l’aire de Broca (mais voir Vigliocco et al., 2006 pour des résultats différents). Au contraire, les noms et pseudo-noms activaient les régions temporo-pariétales bilatérales et la partie médiane du gyrus temporal supérieur droit (Figure 5.14.b). Une activation supplémentaire pour les noms était observée dans le gyrus fusiforme médian gauche. Ces données s’accordent ainsi avec les patterns lésionnels des patients (Damasio & Tranel, 1993 ; Daniele et al., 1994 ; Hillis et al., 2003 ; Shapiro & Caramazza, 2003a), mais aussi avec des études d’imagerie cérébrale ayant rapporté une activation préfrontale lors de la génération de verbes (Herholz et al., 1996 ; Warburton et al., 1996) et du lobe temporal bilatéral lors de la dénomination d’objets (Martin et al., 1996 ; Warburton et al., 1996). Par ailleurs, l’activation d’un réseau bilatéral lors du traitement des noms est confortée par les études neuropsychologiques ayant décrit des troubles du langage suite à des lésions hémisphériques droites (Cappa et al., 1990) ou encore par les études menées chez les patients « split-brain » (Gazzaniga, 1983, et Zaidel, 1983, cités par les auteurs). Les auteurs ont interprété les différents patterns corticaux obtenus comme reflétant l’influence de la classe grammaticale des mots, et plus précisément du rôle grammatical joué par ces mots dans des contextes syntaxiques bien particuliers. Alors que le cortex préfrontal gauche contribuerait au traitement grammatical des verbes, les aires temporales bilatérales seraient impliquées dans celui des noms.

Figure 5.14. : (a) Activations plus prononcées pour les verbes (vert) et les pseudo-verbes (bleu) en regard des noms et pseudo-noms dans la tâche morphologique. Les aires activées à la fois pour les verbes et les pseudo-verbes sont représentées en rouge. Les flèches indiquent l’activation sélective du gyrus frontal supérieur gauche. (b) Activations plus prononcées pour les noms (vert) et les pseudo-noms (bleu) en regard des verbes et pseudo-verbes. Les aires activées à la fois pour les noms et les pseudo-noms sont représentées en rouge. Les flèches indiquent l’activation d’une région du cortex supérieur temporal droit.

Pris de Shapiro et al. (2005).

Ces résultats ont été confirmés par les mêmes auteurs (Shapiro et al., 2006) dans une étude en IRMf, dans laquelle la production de formes fléchies, régulières ou irrégulières (e.g. « ducks » et « played » vs. « geese » (goose) et « wrote » (to write)), de noms et de verbes abstraits ou concrets, mais aussi de pseudo-mots a été examinée. Shapiro et al. (2006) ont ainsi rapporté, lors de la production des verbes, un recrutement spécifique du gyrus frontal médian gauche, du gyrus temporal supérieur gauche et du cortex pariétal postérieur supérieur bilatéral. L’activation des cortex préfrontal et pariétal postérieur gauches était en outre observée indépendamment des propriétés lexico-sémantiques des stimuli (mots vs. pseudomots, et abstraits vs. concrets) et de leurs traits morphologiques (réguliers vs. irréguliers). De la même manière, la production des noms recrutait le gyrus fusiforme médian gauche quelle que soit la condition testée. Les auteurs ont alors suggéré que de tels patterns d’activation, identiques quelles que soient les propriétés sémantiques et morphologiques des catégories de mots, reflètent les signatures des processus cognitifs spécifiques à la production des noms et des verbes en tant que classes grammaticales.

Enfin, Tyler et al. (2004) ont étudié l’organisation neuronale des noms et des verbes dans une tâche de jugement sémantique incluant des formes fléchies régulières de noms (-s) et de verbes (-ing). Leurs résultats ont révélé une activation sélective du gyrus frontal inférieur gauche (BA 44, 45 et 47) lors du traitement des verbes en regard des noms (mais voir Vigliocco et al., 2006 pour une activation de ces aires indépendamment de la classe grammaticale). Aucune activation spécifique aux noms n’était en revanche obtenue (en accord avec Perani et al., 1999b). Par ailleurs, les auteurs ont démontré que ce pattern d’activation était corrélé aux lésions de trois patients présentant un déficit de traitement des formes fléchies des verbes. Par comparaison avec leur étude de 2001 (Tyler et al., 2001) dans laquelle aucune différence d’activation entre noms et verbes n’avait été observée, les auteurs ont conclu que des réseaux neuronaux distincts pour les deux catégories de mots n’émergeraient que lors du traitement des formes fléchies de ces mots. Selon eux, les noms et les verbes seraient donc représentés dans un réseau non différencié en fonction de la classe grammaticale, mais qui ferait appel au gyrus frontal inférieur gauche pour traiter les formes fléchies des verbes uniquement (en accord avec Yokoyama et al., 2006 pour une étude en japonais).

De nombreuses études d’imagerie cérébrale ont été menées pour tenter de déterminer si le traitement des noms et des verbes faisait appel à des réseaux neuronaux distincts dans le cortex cérébral. Alors que certaines n’ont démontré aucune activation spécifique à la catégorie de mots, d’autres ont en revanche révélé que les propriétés sémantiques mais aussi grammaticales de ces mots influencent leur organisation dans le cerveau. Plus particulièrement, il semble que les aires motrices et sensorielles soient recrutées lors du traitement de mots se référant à des actions (ou des entités manipulables) et à des propriétés sensorielles respectivement, indépendamment de la classe grammaticale. Par ailleurs, le traitement morphologique des noms et des verbes, quel que soit leur sens, semble recruter les aires temporales (gyrus fusiforme médian) et le cortex (pré)frontal (gyrus frontal inférieur, gyrus frontal supérieur antérieur) respectivement. Les différentes propriétés des mots (sémantiques et grammaticales) pourraient donc être représentées dans des systèmes neuronaux fonctionnellement et topographiquement distincts. Chaque système pourrait alors être lésé indépendamment de l’autre, expliquant probablement la diversité des troubles linguistiques rapportés dans la littérature, et notamment les différentes origines possibles des déficits spécifiques aux noms et aux verbes.

Les études EEG et d’imagerie cérébrale suggèrent l’existence de réseaux neuronaux en partie différents pour les noms et les verbes ; rien ne permet toutefois d’affirmer que ces régions soient nécessaires au traitement de ces deux catégories de mots. Les deux études menées en TMS répétitive (rTMS) que nous présenterons dans la suite ont permis de fournir de premiers éléments de réponse à cette question.