L’âge d’acquisition des mots

Dès 1973, Carroll et White suggèrent que l'âge auquel les mots sont appris dans l'enfance exercerait une influence au moins équivalente à celle attribuée à la fréquence sur la facilité avec laquelle des objets dessinés peuvent être dénommés par les adultes. Plus précisément, à fréquence d'occurrence égale, les objets dont les noms sont acquis tôt dans la vie donneraient lieu à des réponses plus rapides et plus efficaces, par rapport aux objets dont les noms sont appris plus tardivement. Ces travaux fondateurs de Carroll et White (1973ab) ont lancé un vaste courant de recherches directement centré autour de cette problématique de l'âge d'acquisition (AdA par la suite ; pour une revue complète des effets d’AdA, voir la thèse de Nathalie Decoppet, Université Lyon 2, 2005). Dans ce contexte, les arguments en faveur d’un effet de l’AdA, initialement établi lors de la dénomination d’objets dessinés (Barry et al., 1997 ; Ellis & Morrison, 1998 ; Morrison et al., 1992), ont été étoffés de données recueillies dans des tâches de dénomination de mots (Brown & Watson, 1987 ; Gerhand & Barry, 1998 ; Morrison & Ellis, 1995) ou de décision lexicale (Gerhand & Barry, 1999a ; Morrison & Ellis, 1995, 2000 ; Turner et al., 1998). Les résultats établis auprès des locuteurs anglophones ont également été reproduits de manière robuste dans différentes langues (Bonin et al., 2001 pour le français ; Brysbaert et al., 2000 et Ghyselinck et al., 2000 pour le hollandais).

Bien que les auteurs divergent sur la manière d’interpréter ces effets d’AdA et sur leurs mécanismes sous-jacents (pour une revue, voir Ghyselinck et al., 2004), un consensus a émergé quant au fait qu’ils résulteraient de la manière dont l’information est stockée et accédée dans le cerveau. Les effets d’AdA seraient en effet caractéristiques de l’apprentissage en général et reflèteraient une perte graduelle de plasticité du système d’apprentissage (Ellis & Lambon-Ralph, 2000 ; Ghyselinck et al., 2004 ; Monaghan & Ellis, 2002 ; Zevin & Seidenberg, 2002). En particulier, Ellis et Lambon-Ralph (2000) ont mis en évidence que les performances d'un modèle connexionniste entraîné par rétropropagation étaient naturellement influencées par l'AdA, pourvu que les bases d'exemples présentées soient introduites, de la même manière que lors de l’acquisition du langage, en différents points de l'apprentissage, sur un mode cumulatif et intercalé. Suivant ce principe, l'entraînement du modèle est initié sur une base d’exemples « précoces » qui s'enrichissent, lors d'une étape ultérieure de l’apprentissage, d’exemples plus « tardifs ». L'originalité de ce type d'entraînement consiste à permettre à l’apprentissage engagé sur les items déjà familiers de se poursuivre au moment de la présentation des nouveaux exemples. À l'issue de ces simulations, et de manière cohérente avec les précédentes observations empiriques, les taux d'erreurs les plus faibles ont été relevés pour les exemples présentés au réseau dès le début de son apprentissage, y compris dans les conditions où la fréquence de présentation était équivalente sur l'ensemble des exemples précoces et tardifs. Ainsi, une diminution progressive des performances du réseau a été mise en évidence à mesure que les items étaient présentés tardivement lors de l’apprentissage. Ces résultats ont été interprétés comme conséquence de la « rigidification » progressive du réseau, dépendante du nombre d’exemples déjà assimilés au moment de l’introduction des nouveaux stimuli. De fait, la capacité de discrimination fine des exemples d’une base donnée est acquise par le réseau au prix d’une diminution de ses possibilités d’adaptation face à de nouveaux items. Zevin et Seindenberg (2002) ont par la suite révélé que l’émergence des effets d’AdA dans un réseau connexionniste était tributaire des caractéristiques des exemples utilisés lors de l’entraînement. Les auteurs ont ainsi démontré que l’AdA n’influençait les performances du réseau que si la structure des patterns orthographiques des items précoces ne recouvrait pas celle des items tardifs. Dans des conditions inhabituelles où les régularités repérées parmi les premiers mots appris par le réseau ne pouvaient être transférées aux mots appris ultérieurement, un avantage était effectivement obtenu pour le traitement des mots précoces en regard des mots tardifs (conformément au modèle d’Ellis & Lambon-Ralph, 2000). En revanche, lorsque les mêmes items étaient organisés de manière à autoriser certaines ressemblances orthographiques et phonologiques entre les groupes précoces et tardifs, l’influence de l’AdA disparaissait totalement du profil de réponse du réseau. La manière dont le réseau apprend les items qui lui sont soumis semble donc constituer un facteur déterminant pour l’installation des effets d’AdA. Le récent travail de thèse de Nathalie Decoppet (2005) mené chez des enfants et adultes normo-lecteurs a toutefois permis de réhabiliter l’influence de l’AdA sur le traitement des systèmes d’écriture alphabétiques, dans lequel une régularité suffisante permet aux connaissances nouvelles de prendre appui sur les acquis antérieurs.