VIII.1.2. Le mouvement de préhension

En 1981, la première étude cinématique menée par Jeannerod a permis de décrire le mouvement de préhension comme organisé en deux composantes : le transport et la saisie. En effet, intuitivement, on se rend compte que pour saisir un objet, il faut d’une part amener la main à proximité de celui-ci et, d’autre part, adapter la forme de la main (orientation, écartement des doigts, etc.) à celle de l’objet convoité pour pouvoir le saisir. Jeannerod (1981, 1984) a alors proposé que chacune de ces composantes fasse appel, pour sa planification, à un type particulier de propriétés visuelles de l’objet cible. Le transport de la main vers l’objet, impliquant les muscles proximaux, nécessiterait l’extraction des propriétés extrinsèques de l’objet, telles que, par exemple, sa localisation dans l’espace, tandis que les propriétés intrinsèques telles que la forme et la taille de l’objet seraient pertinentes dans l’élaboration de la composante de saisie, impliquant les parties distales du membre supérieur (Jeannerod et al., 1995). En utilisant l’approche cinématique, qui permet de décrire les différentes phases du mouvement à travers l’extraction de paramètres définis,Jeannerod (1981) a d’abord défini la composante de transport par la vitesse tangentielle du poignet et la composante de saisie par l’évolution de l’écartement du pouce et de l’index, encore appelé « pince », au cours du mouvement (Figure 8.1). L’amélioration des techniques d’enregistrement a ensuite permis de décrire les pics d’accélération et de décélération du poignet ainsi que la vitesse d’ouverture des doigts. Lors de l’exécution d’un mouvement de préhension dirigé vers une cible, la vitesse du poignet augmente ainsi jusqu’à atteindre un pic à environ 40% du temps total de mouvement puis décroît continuellement. Lorsque le sujet commence son mouvement les doigts joints, on note une augmentation de l’écartement entre le pouce et l’index jusqu'à un maximum apparaissant à environ 80% du temps de mouvement.

Figure 8.1 :Le mouvement de préhension.
Figure 8.1 :Le mouvement de préhension.

Images acquises avec la technique de la cinématographie. La main se soulève progressivement en se dirigeant vers la cible. Parallèlement, les doigts s’écartent jusqu’à atteindre un maximum, le pic de pince, avant de se refermer à l’approche de l’objet, alors que la main redescend. La figure illustre, de façon schématique et simplifiée, les principaux paramètres cinématiques du mouvement et leur séquence temporelle : (a) pic d’accélération du poignet, (b) pic de vitesse du poignet et (c) pic de pince.

La cinématique du mouvement de préhension a suscité un grand intérêt dans la recherche en neurosciences ces vingt dernières années, si bien qu’à l’heure actuelle, nous disposons de nombreuses informations sur les relations entre les paramètres de ce mouvement et les propriétés de l’objet cible. Les études ont ainsi révélé des modifications du pic de pince selon la taille de l’objet cible (Berthier et al., 1996 ; Castiello et al., 1992, 1993 ; Jeannerod, 1981, 1984, 1986 ; Jeannerod & Biguer, 1982 ; Marteniuk et al., 1990 ; Paulignan et al., 1991a, 1997 ; Roy et al., 2001 pour une étude chez le singe). L’influence de la taille de l’objet sur la composante de transport est en revanche beaucoup moins consensuelle. Alors que certains auteurs n’ont observé aucun effet de cette variable sur le transport de la main (Jeannerod, 1981, 1984, 1986 ; Jeannerod et Biguer, 1982 ; Paulignan et al., 1991a, 1997), d’autres ont rapporté une influence sur le temps de mouvement ou encore sur la vitesse, l’accélération et la décélération du poignet (Berthier et al., 1996 ; Castiello et al., 1992, 1993 ; Gentilucci et al., 1991 ; Jakobson & Goodale, 1991 ; Marteniuk et al., 1990). A l’inverse, des effets de la distance de l’objet sur la composante de transport ont été clairement établis, un allongement de la distance à parcourir se traduisant par un temps de mouvement plus long, malgré une augmentation de la vitesse et parfois même une accélération plus forte (Berthier et al., 1996 ; Gentilucci et al., 1991, 1992 ; Jakobson & Goodale, 1991 ; Jeannerod, 1984). La possibilité d’une influence de la position de l’objet sur la composante de saisie est quant à elle plus controversée, bien que certains auteurs aient démontré une ouverture de pince plus tardive lorsque la distance à parcourir jusqu’à l’objet était plus longue (Chieffi & Gentilucci, 1993 ; Gentilucci et al., 1991 ; Jakobson & Goodale, 1991). Après avoir établi les bases du mouvement de préhension « normal », les études cinématiques se sont attachées à examiner les caractéristiques du mouvement de préhension lors de perturbations introduites « en ligne » (i.e. au cours du mouvement), telles qu’un changement de la position ou de la taille de l’objet. Ainsi, réaliser un mouvement de préhension vers un objet dont la position change brutalement, en amplitude ou en direction, requiert des corrections à la fois de la composante de transport et de la composante de saisie (Carnahan et al., 1993 ; Carnahan, 1998 ; Gentilucci et al., 1992 ; Paulignan et al., 1991b ; Roy et al., 2006pour une étude chez le singe). Il apparaît notamment que le pic d’accélération du poignet (présent dans les 100 à 150 ms après le début du mouvement) apparaît plus précocement lors d’un mouvement perturbé, en regard d’un mouvement normal, constituant ainsi un excellent marqueur de la première réaction à la perturbation. Par ailleurs, un changement de la taille de l’objet au cours du mouvement induit une réorganisation majeure de la saisie, des adaptations du transport ayant également été rapportées dans quelques études (Castiello et al., 1992, 1993 ; Jeannerod, 1981 ; Paulignan et al., 1991a).

Introduire une perturbation liée à la cible d’un mouvement de préhension nécessite donc des ajustements moteurs se traduisant par des modifications des paramètres cinématiques de ce mouvement. C’est sur la base de ces résultats que s’est fondée notre approche dans la présente étude : nous avons induit une perturbation de l’exécution d’un mouvement de préhension, non pas liée à l’objet cible, mais en présentant des mots de différentes catégories sémantiques et grammaticales (verbes d’action et noms concrets sans association motrice spécifique) dès le début du mouvement. Nous avons alors pu examiner l’impact potentiel de cette perturbation, en fonction de la nature des mots, sur les principaux paramètres cinématiques du mouvement, et notamment sur le pic d’accélération du poignet dont on sait qu’il présente une grande sensibilité à la perturbation.