VIII.5.3. Les régions motrices sont-elles nécessaires à la compréhension des mots d’action ?

Les résultats de notre étude suggèrent que l’activité liée au langage dans les aires motrices contribue au traitement des mots d’action, et ne puisse être uniquement attribuée à des processus post-linguistiques (i.e. se produisant après l’identification des mots, comme l’imagerie motrice). Nous pouvons par conséquent formuler l’hypothèse selon laquelle cette activité motrice pourrait contribuer à la compréhension du sens des mots se référant à des actions appartenant à notre répertoire moteur – hypothèse par ailleurs renforcée par les résultats de notre premier travail démontrant une absence d’effet d’AdA uniquement pour les verbes décrivant des actions qui nous sont propres (Boulenger et al., 2006a). Toutefois, cette proposition doit être nuancée et considérée avec précaution, attendu que la présente étude a évalué le comportement moteur et non la compréhension des mots proprement dite (cette critique s’applique également aux études de TMS ayant examiné les PEMs ou les temps de réaction moteurs). Ainsi, bien que l’activité liée aux mots d’action dans les aires motrices soit suffisamment pertinente pour interférer avec la performance motrice, nos données en leur état actuel ne permettent pas d’affirmer que ces régions sont essentielles à la compréhension du sens des mots.

Le rôle du système sensori-moteur dans la représentation des concepts d’objets et d’actions a été récemment discuté par Mahon et Caramazza (2005) dans une revue de la littérature neuropsychologique sur les patients apraxiques. Ces auteurs arguent que les structures et processus moteurs ne seraient pas indispensables à la représentation de la connaissance conceptuelle des actions. A cet égard, ils critiquent particulièrement le postulat de Gallese et Lakoff (2005) selon lequel les processus de simulation internes au système sensori-moteur seraient nécessaires et suffisants pour traiter et comprendre les concepts d’actions (i.e. la connaissance conceptuelle des actions serait totalement imbriquée dans le système sensori-moteur). Autrement dit, la compréhension des concepts d’actions reposerait exclusivement sur la simulation ou réactivation sensori-motrice, exemptant d’autres systèmes corticaux de haut niveau de participer à ce processus. L’hypothèse de Gallese et Lakoff (2005) interprétée dans sa version la plus forte prévoit donc que les mécanismes de production d’actions soient essentiels à la reconnaissance et la compréhension des actions effectuées par autrui. C’est notamment sur ce point que se fondent les objections de Mahon et Caramazza (2005), qui soulignent le fait que la reconnaissance des actions peut être sélectivement altérée en regard de l’exécution de ces actions (Bell, 1994 ; Cubelli et al., 2000 ; Halsband et al., 2001 ; Rothi et al., 1986 ; Rumiati et al., 2001). Rumiati et collègues (2001) ont par exemple reporté les cas des patients DR et FG incapables d’exécuter les actions spécifiquement associées à des objets, mais néanmoins tout à fait aptes à reconnaître ces actions lorsqu’elles sont présentées visuellement. Rothi et ses collègues (1986) ont quant à eux décrit des cas de dissociations inverses, à savoir un déficit de reconnaissance des actions associé à une production normale de ces actions. Corroborant encore les arguments de Mahon et Caramazza (2005), les données neuropsychologiques ont également rapporté l’existence de dissociations entre la reconnaissance et l’imitation d’actions (Bartolo et al., 2001 ; Goldenberg & Hagmann, 1997 ; Halsband et al., 2001 ; Rumiati et al., 2001). Aussi, alors que des patients porteurs d’une lésion pariétale ne peuvent imiter des actions présentées visuellement, leur reconnaissance de ces actions est quasi-intacte. Halsband et collègues (2001) n’ont d’ailleurs noté aucune corrélation entre les capacités d’imitation et de reconnaissance d’actions chez les patients testés dans leur étude, suggérant une certaine indépendance entre les deux processus. De l’ensemble de ces données neuropsychologiques, Mahon et Caramazza (2005) concluent donc que, contrairement à la prédiction du modèle de Gallese & Lakoff (2005) interprété dans sa version la plus forte, l’intégrité des processus de production motrice ne constitue en aucun cas une condition sine qua none pour garantir une reconnaissance correcte des actions, et par conséquent, supporter leur connaissance conceptuelle. L’existence de dissociations entre la connaissance des objets manipulables et l’utilisation de ces objets, ou encore l’imitation d’actions associées à leur utilisation chez les patients apraxiques viennent conforter cette proposition (Buxbaum et al., 2000, 2003 ; Buxbaum& Saffran, 2002 ; Cubelli et al., 2000 ; Halsband et al., 2001 ; Moreaud et al., 1998 ; Rapcsak et al., 1995 ; Rosci et al., 2003 ; Rumiati et al., 2001 ; pour une revue, voir Johnson-Frey, 2004). La connaissance conceptuelle des objets et des actions ne saurait donc se réduire aux structures sensori-motrices ni à la simulation des processus représentés dans le système sensori-moteur.

Cette solide argumentation de Mahon et Caramazza (2005) sur l’organisation des concepts d’actions s’inscrit parfaitement dans le cadre de la discussion de notre présent travail. En effet, comme nous l’avons mentionné à travers une revue des études d’imagerie cérébrale et démontré dans cette étude, les régions corticales motrices et prémotrices participent au traitement des mots d’action. Tout comme le postulent Gallese et Lakoff (2005) sur les liens entre perception et production motrices, il serait par conséquent tentant d’inférer que la compréhension des mots d’action dépende nécessairement des structures corticales motrices responsables de la production des actions auxquelles les mots se réfèrent. En accord avec cette suggestion, les études neuropsychologiques ont rapporté l’existence de déficits de traitement des verbes et des concepts d’actions suite à des atteintes frontales gauches incluant les aires motrices et prémotrices (Bak & Hodges, 1997, 2004 ; Bak et al., 2001, 2006 ; Daniele et al., 1994 ; Hillis et al., 2003 ; Tranel et al., 2003). Bak et ses collègues (1997, 2001, 2004) ont par exemple révélé que des patients atteints d’une maladie neurodégénérative touchant sélectivement le système moteur (« Motor Neurone Disease ») souffraient d’un déficit spécifique de traitement des verbes, à la fois dans des tâches de production et de compréhension des mots. Confortant encore l’hypothèse de liens robustes entre traitement des mots d’action et motricité, ces mêmes auteurs (Bak et al., 2006) ont récemment rapporté la co-occurrence d’un déficit de récupération des verbes d’action et d’une maladie motrice progressive (s’apparentant à la paralysie supranucléaire progressive) chez deux membres d’une même famille, suggérant l’existence de facteurs génétiques communs au traitement des mouvements et de leur représentation conceptuelle incarnée par les verbes d’action. Enfin, Neininger et Pulvermüller (2001, 2003) ont décrit les cas de patients porteurs de lésions motrices droites du cerveau, dont la reconnaissance des verbes d’action était affectée dans une tâche de décision lexicale, par rapport à des noms possédant de fortes associations visuelles. Les auteurs ont alors proposé que les régions dévolues à la programmation des actions, qu’elles soient localisées dans l’hémisphère gauche ou droit, constituent une partie intégrante de la représentation neuronale des mots d’action, et soient de ce fait nécessaires à la récupération de ces mots. La validité d’une telle proposition, si attrayante soit-elle, semble toutefois compromise au vu des arguments avancés par Mahon et Caramazza (2005) et d’autres données neuropsychologiques montrant que les lésions du cortex moteur gauche ne conduisent pas inévitablement à des déficits de traitement du sens des mots d’action (De Renzi & di Pellegrino, 1995 ; Saygin et al., 2004). Saygin et collègues (2004) ont notamment décrit, en examinant les performances de patients aphasiques dans des tâches linguistiques ou non de compréhension d’actions, que la reconnaissance d’actions dans une tâche de lecture (vs. tâche d’appariement d’images) n’était pas altérée en cas de lésions des cortex moteur primaire, cortex prémoteur et gyrus frontal inférieur gauches.

La prise en compte de ces dernières données nous conduit donc à nuancer notre hypothèse ; ainsi, nous ne pouvons formellement postuler un rôle exhaustif du système sensori-moteur dans la représentation des mots d’action. Néanmoins, la proposition peut être faite que, sans y être essentiels, les processus sensori-moteurs semblent fortement contribuer à la récupération des concepts d’action, que ceux-ci soient exprimés à travers la motricité ou le langage. Bien que l’activité liée au langage dans les régions motrices et prémotrices ne semble pas nécessaire à la compréhension des mots d’action, nous pouvons en effet supposer qu’elle assiste et facilite la reconnaissance de ces mots. Selon cette hypothèse, des mesures de la reconnaissance des mots d’action dans des paradigmes subtils devraient révéler une altération des performances chez les patients porteurs de lésions motrices et sans déficit évident, de prime abord, dans le traitement de ces mots d’action. Après avoir approfondi, dans un troisième travail, l’étude des liens unissant traitement des mots d’action et contrôle moteur chez les sujets sains, nous testerons cette prédiction dans la quatrième étude réalisée au cours de cette thèse.