La préparation motrice

Comprendre les mécanismes neuronaux sous-jacents à l’exécution volontaire des actions a toujours suscité un intérêt majeur dans la recherche en neurosciences. Dans la vie quotidienne, nous réalisons en effet de nombreux mouvements spontanés (i.e. déclenchés par notre seule volonté) ou en réponse à des évènements extérieurs, qui, s’ils nous paraissent anodins car tout à fait naturels, sont en fait le résultat d’une organisation extrêmement sophistiquée. Considérons par exemple un geste aussi élémentaire que de prendre un verre d’eau : lorsque nous voyons le verre et que nous voulons le saisir pour boire, nous effectuons le bon mouvement sans avoir à réfléchir aux mécanismes, pourtant très complexes et hautement organisés, mis en jeu par notre cerveau. Or, l’exécution d’un mouvement donné résulte d'une construction élaborée, dont les mécanismes neuronaux sont activés bien avant le début du mouvement lui-même : c’est la phase de préparation ou programmation motrice, généralement définie comme « un ensemble de commandes musculaires qui sont structurées avant que la séquence motrice ne commence » (Glencross, 1977 ; Keele, 1968), et « reposant sur des mécanismes centraux permettant d’organiser au mieux la performance motrice subséquente » (Requin et al., 1991 ; Riehle, 2005). En ce qu’elle garantit un déroulement efficace de l’action planifiée, la préparation motrice constitue donc l’un des aspects les plus importants du comportement moteur.

Durant les vingt dernières années, ce processus a fait l’objet de nombreuses recherches en psychologie cognitive et en neurosciences. Pour l’essentiel, le protocole utilisé est le paradigme dit de « precueing », dans lequel deux signaux sont présentés successivement. D’abord, le signal informatif (S1) fournit une information préalable sur une ou plusieurs caractéristiques du mouvement que le sujet doit effectuer le plus rapidement possible après l'apparition, suite à un certain délai, d'un deuxième signal, le signal impératif (S2). Le délai séparant les deux signaux, appelé « période de préparation », permet alors de dissocier les processus sous-tendant la préparation et l’exécution motrices, et d’en examiner les corrélats neurophysiologiques de manière plus ou moins indépendante (Boussaoud & Wise, 1993 ; Crammond & Kalaska, 2000 ; Johnson et al., 1996 ; Kurata & Wise, 1988ab ; Weinrich & Wise, 1982 ; Weinrich et al., 1984). Dans ce paradigme, l’expérimentateur peut modifier, en fonction des informations fournies à l’avance, le degré de certitude du sujet quant à la manière de donner sa réponse, et évaluer les conséquences (i) du « precueing » sur l’état du système moteur lors de la phase préparatoire, (ii) de la qualité de la préparation motrice sur l’exécution motrice subséquente. Une quantité maximale d’informations préalables conduira à une préparation motrice optimale, et par conséquent à une réduction du temps de réaction des participants. Ainsi, un ensemble d’ajustements préparatoires va se mettre en place afin de modifier, d’affiner et d’adapter les opérations les plus précoces de l'organisation motrice en fonction des informations disponibles. Reprenons l’exemple du verre d’eau décrit précédemment : pour saisir le verre, vous réaliserez votre mouvement très différemment selon que vous connaîtrez la distance à laquelle il se trouve, sa fragilité, son poids etc. Des études menées chez l’homme et le singe ont confirmé l’efficacité de la préparation sur l’exécution motrice, en révélant une diminution nette des temps de réaction des participants lorsque le signal informatif fournissait tous les renseignements nécessaires à la réalisation correcte du mouvement, par rapport à une condition où seule une partie des informations était disponible ; les temps de réaction les plus longs ont été observés lorsqu’aucune information préalable n’était donnée aux sujets (Larish & Frekany, 1985 ; Lépine et al., 1989 ; MacKay & Bonnet, 1990 ; Riehle & Requin, 1989, 1995 ; Vidal et al., 1991).

Dans la présente étude, nous utiliserons un paradigme de « precueing » quelque peu modifié (Castro et al., 2005 ; Kilner et al., 2004) : en effet, le mouvement de préhension à effectuer sera le même pour tous les essais, si bien que les participants disposeront de toutes les informations nécessaires à sa réalisation correcte dès le début de l’expérience. S1, considéré alors comme signal « d’alerte » plutôt qu’informatif, les avertira simplement de l’apparition imminente de S2, les invitant ainsi à se préparer de manière optimale à donner leur réponse motrice. Dans la suite, nous décrirons les résultats des études EEG et de neuro-imagerie fonctionnelle ayant examiné les corrélats neuronaux de la préparation motrice. Notre tâche étant une tâche de « precueing » modifiée, nous présenterons les résultats obtenus à la fois pour les mouvements volontaires proprement dits (i.e. « spontanés ») et les mouvements déclenchés par des stimuli extérieurs, que nous appellerons « provoqués » (en accord avec Kilner et al., 2004 et Castro et al., 2005 ayant considéré leurs mouvements comme volontaires dans une tâche de même type).

Kornhuber et Deecke (Kornhuber & Deecke, 1964, 1965 ; Deecke et al., 1969, 1976, 1980 ; Deecke & Kornhuber, 1978) ont été les premiers chercheurs à examiner les processus de préparation motrice lors de la réalisation de mouvements spontanés en utilisant la technique de l’EEG. Ainsi, en demandant à des participants d’exécuter des mouvements libres de flexion rapide des doigts, ils ont mis en évidence une variation négative de potentiel précédant le début du mouvement d’environ une à deux secondes. Ce potentiel négatif, baptisé « Bereitschaftpotential » (BP) ou « Readiness Potential » (RP), est principalement enregistré sur les électrodes centrale (Cz), précentrales gauche (C3) et droite (C4), et centro-pariétale (Pz), son amplitude étant maximale sur le vertex en Cz (selon la nomenclature du système « 10-20 international »). En outre, le RP est formé de deux composantes majeures (Deecke & Kornhuber, 1978 ; Deecke et al., 1987 ; Shibasaki et al., 1980 ; Tamas & Shibasaki, 1985). La composante précoce, appelée BP1, est un potentiel négatif croissant de manière lente et exponentielle, débutant environ 1 à 2 secondes avant le début du mouvement. Sa distribution sur le scalp est étendue et symétrique, et son amplitude est maximale sur Cz. La composante tardive, encore appelée BP2 ou « Negative Slope » (NS), est un potentiel négatif d’amplitude croissant plus rapidement, et débutant approximativement 500 ms avant le début du mouvement. Elle présente une distribution latéralisée, avec une amplitude maximale sur l’aire motrice controlatérale à l’effecteur utilisé pour réaliser la tâche motrice.

Parallèlement, la première description en EEG des corrélats de la préparation des mouvements provoqués a été proposée par Walter et collègues en 1964, dans un paradigme de « precueing ». Ainsi, la phase de préparation à un signal impératif, induite par un signal informatif, se traduit au niveau cérébral par une variation négative de potentiel appelée la « Contingent Negative Variation » (CNV, également dénommée « expectancy wave » ; Walter et al., 1964 ; Rockstroh et al., 1982). Ce potentiel négatif a initialement été observé avec un délai de préparation d’une seconde (Walter et al., 1964), et c’est en le faisant varier jusqu’à 3-4 secondes que les auteurs ont pu le décomposer en deux phases principales : la composante précoce qui serait liée à l’attention accordée au signal informatif (Rohrbaugh & Gaillard, 1983 ; Weerts & Lang, 1973), et la composante tardive qui reflèterait quant à elle la préparation optimale de la réponse motrice subséquente (Damen & Brunia, 1994 ; Gaillard, 1978 ; Loveless & Sanford, 1974). Alors que la composante précoce est généralement distribuée bilatéralement au niveau des électrodes frontales, la composante tardive présente une localisation centro-pariétale controlatérale à la main utilisée pour donner la réponse motrice.

Bien que déclenchée dans des situations expérimentales différentes, l’exécution des deux types de mouvements (volontaires et provoqués) est donc précédée d’une négativité croissante (RP et CNV), maximale sur les électrodes centrales, censée refléter les processus de préparation motrice. Au vu des similitudes existant entre les deux potentiels, certains auteurs ont postulé que la CNV dans sa phase tardive reflèterait des processus de préparation motrice semblables à ceux sous-tendant le RP (Grünewald et al., 1979 ; Rockstroh et al., 1982 ; Rohrbaugh et al., 1976 ; Rohrbaugh & Gaillard, 1983). Toutefois, cette proposition est encore loin d’être consensuelle, puisque d’autres auteurs arguent contre cette similitude des deux potentiels en suggérant que la CNV résulte d’un amalgame entre le RP et une autre négativité liée à la préparation, non motrice, liée au traitement du signal lui-même (Damen & Brunia, 1994 ; Tecce, 1972 ; Tecce & Cattanach, 1993). Nous allons à présent exposer les données privilégiant le premier point de vue ; nous évoquerons ensuite brièvement les quelques contre-arguments avancés.

Les études EEG menées chez l’homme suggèrent l’existence de sources corticales communes aux deux potentiels, notamment dans M1, l’AMS, le CA et le PM (pour le RP : Ball et al., 1999 ; Cui & Deecke, 1999a ; Cui et al., 1999b ; Jankelowitz & Colebatch, 2002 ; Knösche et al., 1996 ; Praamstra et al., 1996 ; Tarkka, 1994 ; pour la CNV : Cui et al., 2000 ; Gomez et al., 2001, 2003 ; Lee et al., 1999 ; Macar et al., 1999 ; Rockstroh et al., 1982 ; Vidal et al., 1995). Dans l’une des études EEG les plus sophistiquées à ce jour portant sur les mouvements spontanés, Ball et al. (1999) ont par exemple décrit une activité précoce de CA qui s’étendait à la portion antérieure de l’AMS (pré-AMS) dans les 2 secondes précédant le début du mouvement. Les aires motrices exécutives, à savoir M1 et la portion postérieure de l’AMS, n’étaient activées que plus tardivement. Cette dynamique d’activation corticale a été confirmée la même année par Cui et al. (1999b). Sur le plan des mouvements provoqués, ces auteurs (Cui et al., 2000) ont ensuite démontré, lors de la réalisation de mouvements qualifiés de simples et complexes, une plus grande amplitude de la CNV précoce sur les électrodes correspondant à l’AMS et à CA, alors que la CNV tardive était plus ample sur les électrodes centrale (M1 bilatéral) et centro-pariétale. Par ailleurs, une différence d’amplitude du potentiel entre les tâches motrices simple et complexe a été observée sur la composante tardive uniquement, suggérant une spécification de la tâche et de la manière d’effectuer cette tâche à ce stade (« Que faire ? Quoi faire ? »). Gomez et collègues (2003) ont corroboré ces données en décrivant une contribution du cortex prémoteur à la première phase de préparation motrice. Les sources de la CNV tardive étaient quant à elles localisées dans M1, le cortex pariétal inférieur et les cortex frontaux antérieur et médian. L’ensemble de ces résultats supporte donc l’idée d’une réelle implication des aires prémotrices (CA, AMS et PM) dans la préparation des deux types de mouvements, et notamment lors de la phase précoce de préparation, l’activité dans M1 émergeant plutôt lors de la phase tardive.

Les études d’imagerie cérébrale (IRMf et TEP) sont venues compléter ce tableau en confirmant l’existence d’activations corticales semblables lors de la préparation des mouvements spontanés et provoqués (Boecker et al., 1994 ; Catalan et al., 1998 ; Cunnington et al., 2002, 2003 ; Deiber et al., 1996, 1999 ; Fridman et al., 2006 ; Jenkins et al., 2000 ; Lee et al., 1999 ; Nagai et al., 2004 ; Playford et al., 1993 ; Richter et al., 1997 ; Van Oostende et al., 1997 ; Weilke et al., 2001 ; Wessel et al., 1997 ; Wildgruber et al., 1997). Cunnington et al. (2003), dans une tâche où les participants devaient réaliser, au moment où ils le désiraient, des mouvements séquentiels des doigts, ont notamment révélé une activation de l’AMS et de CA, ainsi que des aires sensori-motrices primaires (S1 et M1) lors de la phase préparatoire des mouvements. Plus intéressant, la réponse hémodynamique dans l’AMS et CA précédait le pic d’activation observé dans M1 de 500 ms. De la même manière, Weilke et al. (2001) ont décrit une activation de l’AMS deux secondes avant celle de M1 lors de la préparation de mouvements spontanés, corroborant ainsi les résultats obtenus en EEG (Ball et al., 1999 ; Cui et al., 1999b). Dans une tâche de « precueing », Richter et collègues (1997) ont quant à eux rapporté une activation bilatérale de l’AMS, de PM, de M1 et de S1 lors de la phase préparatoire de mouvements provoqués. En outre, toutes les régions, à l’exception de l’AMS, voyaient leur activité se renforcer lors de l’exécution motrice, suggérant un rôle majoritaire de cette aire prémotrice dans les processus préparatoires proprement dits. Enfin, dans une étude récente combinant des enregistrements en EEG et en IRMf, Nagai et al. (2004) ont démontré une activation robuste de CA, de l’AMS et du thalamus lors du délai de préparation accordé aux sujets pour réaliser une tâche motrice de temps de réaction. En outre, une corrélation entre les variations d’activité dans ces aires et les variations d’amplitude de la CNV a été mise en évidence. Au vu de leurs données, les auteurs ont donc proposé que l’aire cingulaire antérieure (dont l’activité présentait la plus forte corrélation avec l’amplitude de la CNV précoce) soit la source initiale de la CNV, l’AMS étant recrutée juste après. Le thalamus, et probablement les ganglions de la base, agiraient quant à eux comme des régulateurs secondaires de l’activité préparatoire, contribuant de ce fait indirectement à la CNV.

En résumé, le RP et la CNV semblent partager des ressources corticales communes, bien qu’une comparaison directe des deux types de mouvements ait révélé une activation de l’AMS plus forte, et plus précoce par rapport à l’activité de M1, lors de la préparation des mouvements spontanés (Cunnington et al., 2002 ; Dassonville et al., 1998 ; Deiber et al., 1999 ; Jenkins et al., 2000 ; van Oostende et al., 1997 ; Weilke et al., 2001 ; Wessel et al., 1997 ; Wiese et al., 2004). Les études d’enregistrements intra-crâniens chez les patients épileptiques dans des tâches motrices spontanées (Ikeda et al., 1992, 1995 ; Rektor et al., 1994 ; Sochurkova et al., 2006) et provoquées (Hamano et al., 1997 ; Hultin et al., 1996 ; Lamarche et al., 1995 ; Rosahl & Knight, 1995), mais aussi les études cliniques menées chez les patients parkinsoniens sont venues corroborer le rôle prépondérant de l’AMS dans la genèse des potentiels de prémouvement. Aussi les patients parkinsoniens privés de traitement dopaminergique présentent-ils une hypoactivation de l’AMS (i.e réduction du débit sanguin cérébral régional), compensée par la prise médicamenteuse (Jenkins et al., 1992 ; Playford et al., 1992 ; Rascol et al., 1992, 1994), accompagnée d’une réduction d’amplitude du RP (Dick et al., 1987, 1989 ; Shibasaki et al., 1978) et de la CNV (Oishi et al., 1995).

Deux études viennent cependant nuancer les résultats de ces études cliniques. Jahanshahi et al. (1995) ont en effet mis en évidence une hypoactivation de l’AMS uniquement lors de mouvements spontanés, et non provoqués, chez des patients parkinsoniens. A l’inverse, Ikeda et al. (1997) ont décrit une forte réduction d’amplitude, voire une absence, de la CNV chez des patients parkinsoniens atteints de troubles sévères, le RP étant cette fois produit normalement. Ces données contradictoires, ajoutées à la démonstration de l’absence de RP, mais de la présence d’une CNV, chez des patients cérébello-lésés (Ikeda et al., 1994), ont conduit ces auteurs à conclure à l’existence de mécanismes sous-corticaux distincts dans la génération des deux potentiels. Alors que la CNV reposerait sur l’intégrité des ganglions de la base, le RP impliquerait plutôt le système cérébelleux efférent (Ikeda & Shibasaki, 1995). La découverte de sources d’activation de la CNV, et non du RP, dans les aires cérébrales postérieures (Brunia & van Boxtel, 2001 ; Elbert et al., 1994 ; Gomez et al., 2001), le thalamus (Rektor et al., 2001) ou encore le lobe temporal (Lamarche et al., 1995) pourraient confirmer cette hypothèse.

En conclusion, bien que des générateurs corticaux et sous-corticaux quelque peu différents aient été mis en évidence dans certaines études, l’idée d’une similitude entre le RP et la CNV semble avoir fait son chemin. Ces deux potentiels, accompagnant la préparation des mouvements spontanés et provoqués respectivement, sont principalement sous-tendus par les mêmes aires corticales, à savoir d’abord le cortex prémoteur (CA, AMS et PM) puis le cortex moteur primaire (M1). Dans la suite de cette étude, par souci de clarté, nous considérerons ces deux potentiels comme quasi-identiques. En outre, pour éviter l’ambiguïté quant au paradigme « hybride » de « precueing » que nous avons utilisé, nous leur donnerons l’appellation de « potentiel de préparation motrice » ou PPM.