IX.5.4. Corrélats neuronaux des verbes et des noms et précocité des effets observés

Bien que le but premier de ce travail fût de tester l’influence du traitement des verbes d’action sur le contrôle moteur, nos résultats ont démontré des patterns d’activité corticale différents lors de la perception inconsciente de verbes et de noms sur les tracés EEG enregistrés dans les régions centrale et occipitale. D’une part, le potentiel électrique était moins négatif (ou plus positif) sur les électrodes fronto-centrales, 80 à 120 ms et 250 à 280 ms post-stimulus, lorsque des verbes d’action étaient présentés de manière subliminale. D’autre part, il était plus positif sur les électrodes occipitales pour les noms concrets, 70 à 150 ms après le début de leur présentation. Ce résultat est congruent avec les données de Pulvermüller et al. (1999b ; Figure 5.10 p.126) quant à une activité plus positive (ou moins négative) sur les régions occipitales visuelles et centrales motrices lors de l’identification de noms et de verbes respectivement dans une tâche de décision lexicale. Nos données s’accordent donc avec les précédentes études (Boulenger et al., 2006a ; Caramazza & Hillis, 1991 ; Damasio & Tranel, 1993 ; Daniele et al., 1994 ; Hillis et al., 2003 ; Pulvermüller et al., 1999bc ; Preissl et al., 1995) et le modèle de Pulvermüller (1996a, 1999a, 2001a), suggérant l’existence de réseaux neuronaux en partie distincts dans le traitement des deux catégories de mots. Plus précisément, elles démontrent que les mécanismes automatiques de récupération des noms concrets en mémoire recrutent les aires occipitales visuelles. Le traitement automatique des verbes d’action impliquerait quant à lui les aires fronto-centrales participant à la préparation et à l’exécution des actions désignées par ces mots.

Si des patterns d’activation corticale spécifiques au traitement de ces catégories de mots ont été mis en évidence dans les études EEG précédentes, les effets étaient toutefois observés plus tardivement après la présentation des stimuli (Hauk & Pulvermüller, 2004a ; Preissl et al., 1995 ; Pulvermüller et al., 1999bc, 2001b). Pulvermüller et collègues (1999b) ont par exemple décrit des variations de potentiel électrique pour des noms et des verbes environ 200 ms après la présentation de ces mots. Les mêmes auteurs (Pulvermüller et al., 2001b) ont également rapporté des réponses électrophysiologiques différentes lors du traitement de mots se référant à des actions réalisées par divers effecteurs sur les électrodes fronto-centrales dès 200 à 250 ms post-stimulus (mais premières différences dès 130 ms). Dans notre étude, la précocité des effets (dès 70 à 80 ms post-stimulus) pourrait alors s’expliquer par le choix de la procédure, à savoir une présentation subliminale et masquée des mots. Les effets d’amorçage masqué se produisent en effet essentiellement lorsque l’amorce et la cible sont proches temporellement, suggérant que l’activation des processus lexico-sémantiques automatiques liés à l’amorce soit un phénomène rapide. Ici, la perception subliminale des noms et des verbes aurait donc pu résulter en une activation automatique rapide de leurs représentations neuronales, conduisant à des effets précoces sur l’activité électrique. Le manque d’études EEG portant sur le traitement des stimuli masqués rend malheureusement les comparaisons difficiles. A notre connaissance, la plupart des travaux se sont en effet intéressés aux corrélats neuronaux des effets d’amorçage en examinant les potentiels évoqués associés au traitement de la cible et non de l’amorce (Deacon et al., 2000 ; Holcomb et al., 2005 ; Kiefer, 2002 ; Kiefer & Spitzer, 2000 ; Misra & Holcomb, 2003). Une étude récente de Fairhall et al. (2006) a cependant permis de décrire des réponses corticales électriques spécifiques au traitement de stimuli masqués, dans un intervalle de 120 à 160 ms après le début de leur présentation. Aussi la perception subliminale de mots (noms et verbes) suscitait-elle une activité pariétale et fronto-temporale plus importante que la perception de non-mots dans cet intervalle de temps. En outre, cette différence d’activité électrique se produisait environ 100 ms plus précocement que celle observée lorsque les stimuli n’étaient pas masqués (200 à 260 ms ; mais voir Dehaene et al., 2001 pour des décours temporels d’activation quasi-similaires entre mots masqués et non masqués). Ces résultats, s’ils demandent à être confirmés, suggèrent donc que le traitement automatique de mots masqués repose sur des mécanismes rapides d’activation neuronale, mis en place de manière précoce après la présentation de ces mots. Par ailleurs, la précocité des effets liés au traitement des noms et des verbes dans notre étude paraît congruente avec une étude en MEG de Pulvermüller et al. (2001c), ayant rapporté des divergences de réponses électromagnétiques entre des mots de catégories sémantiques différentes dès 100 ms après le début de leur présentation. Plus particulièrement, dans un intervalle de 90 à 120 ms post-stimulus, la présentation de noms possédant des associations bimodales (visuelles et motrices) induisait une activité plus prononcée sur les aires pariéto-occipitales en regard de noms à associations visuelles et de verbes à associations motrices. Une corrélation entre l’amplitude de la réponse corticale et les dimensions sémantiques des mots a de surcroît été décrite dans la même fenêtre temporelle. Les auteurs ont alors suggéré que l’accès à l’information sémantique des mots soit un processus rapide, pouvant même se produire avant l’accès à l’information grammaticale (des différences entre noms et verbes, indépendamment de la sémantique, étaient observées 150 ms post-stimulus ; voir aussi Shtyrov & Pulvermüller, 2002 et Shtyrov et al., 2004).