X.1.3. Les effets d’amorçage chez les patients parkinsoniens

L’existence, même en l’absence de démence, de troubles sémantiques subtils chez des patients parkinsoniens (Bayles et al., 1993 ; Beatty & Monson, 1989 ; Cooper et al., 1991 ; Gurd & Ward, 1989 ; Stern et al., 1993 ; Troster et al., 1995) a rapidement posé la question de l’intégrité des processus sémantiques dans la maladie de Parkinson. Le paradigme d’amorçage, permettant d’examiner les processus automatiques et contrôlés d’activation des mots en mémoire, est alors apparu comme un outil de choix dans la compréhension des déficits sémantiques des patients. L’utilisation de ce paradigme dans la maladie de Parkinson étant récente, le nombre d’études reste toutefois encore relativement faible. En outre, et à notre connaissance, la plupart des travaux se sont cantonnés aux effets d’amorçage sémantique non masqué, quatre études seulement ayant examiné les effets d’amorçage répété (Filoteo et al., 2002, 2003 ; Mari-Beffa et al., 2005 ; Wylie & Stout, 2002). Les effets d’amorçage subliminal masqué n’ont quant à eux été testés qu’à partir de stimuli visuels et non verbaux (Seiss & Praamstra, 2004, 2006). Dans la suite de cette introduction, nous décrirons les résultats obtenus dans les tâches d’amorçage sémantique et répété non masqué ayant examiné l’intégrité des composantes automatique et attentionnelle de récupération des mots en mémoire chez les patients.

Si la toute première étude menée chez les patients parkinsoniens a rapporté des effets d’amorçage sémantique de même amplitude que chez les sujets sains (Hines & Volpe, 1985), deux études ont par la suite démontré des effets plus amples chez les patients (McDonald et al., 1996 ; Spicer et al., 1994). Plus précisément, les temps de réponse des patients étaient considérablement allongés lorsque des amorces neutres, en regard d’amorces sémantiquement liées, précédaient les cibles. Les auteurs ont alors suggéré l’existence de déficits de mise en place de stratégies de réponse adaptées en fonction de la nature des amorces : les effets accrus d’amorçage reflèteraient un déficit pour passer d’une stratégie d’accès lexical appropriée aux amorces liées à une stratégie appropriée aux amorces neutres (Brown et al., 1999). La crédibilité de cet « hyper-amorçage » a cependant été rapidement mise à mal par la même équipe de chercheurs, ayant imputé l’effet à des problèmes méthodologiques de complexité et de structure de la tâche utilisée (Brown et al. 2002 ; voir aussi Arnott & Chenery, 1999). Aussi les effets d’amorçage sémantique des patients parkinsoniens deviennent-ils comparables à ceux des sujets sains lorsque le ratio entre les cibles mots et non-mots dans une tâche de décision lexicale est ramené à 1:1 (vs. 2:1 dans les études de Spicer et al., 1994 et McDonald et al., 1996).

A première vue, les performances des patients parkinsoniens dans les tâches d’amorçage semblent donc normales ; cependant, comme nous l’avons mentionné, l’existence de troubles sémantiques chez ces patients a conduit les auteurs à examiner plus précisément l’intégrité des mécanismes de récupération des mots en mémoire. Les études récentes, grâce à une méthodologie plus fine, se sont donc attachées à dissocier les processus automatiques et contrôlés (en faisant varier le SOA par exemple), mais encore à ce jour, le sujet donne lieu à controverse. Alors que certains postulent en faveur d’une activation sémantique intacte (Chertkow et al., 1992 ; Filoteo et al., 2003), d’autres suggèrent que les processus d’accès à l’information sémantique, plutôt que la connaissance sémantique proprement dite, soient altérés (Angwin et al., 2005 ; Arnott et al., 2001 ; Copland et al., 2000). Dans une tâche où le SOA et la proportion d’amorces liées aux cibles étaient manipulés, Arnott et al. (2001) ont par exemple mis en évidence une activation sémantique automatique retardée chez les patients (i.e. initiation et déclin plus lents avec un SOA court et une faible proportion d’amorces liées), mais dont le niveau était normal par rapport à des sujets sains, ainsi qu’un déficit des processus attentionnels contrôlés (i.e. pas de sensibilité des patients aux variations de proportion d’amorces liées avec des SOA plus longs). Angwin et al. (2005) ont corroboré ces données en démontrant des effets d’amorçage différents chez des patients parkinsoniens, en regard de sujets témoins, à la fois lorsque le SOA était court et long, suggérant une atteinte des composantes automatique et intentionnelle respectivement. Dans une tâche d’amorçage sémantique multiple (i.e. deux amorces précédant une cible), l’amplitude des effets diminuait en effet chez les sujets sains à mesure que le SOA augmentait, alors que ce résultat n’était pas obtenu chez les patients. Les auteurs ont alors suggéré que l’activation sémantique automatique soit maintenue plus longtemps chez ces derniers (i.e. déclin d’activation plus lent). En outre, aucun effet d’amorçage n’a été observé chez les patients lorsque le SOA était court et que seule la première amorce était liée à la cible, indiquant une forte susceptibilité à l’information non pertinente fournie par la seconde amorce non liée. Enfin, un déclin des processus contrôlés a été suggéré suite à l’absence d’effet d’amorçage sémantique avec un SOA long chez les patients, et non chez les sujets sains.

Les résultats de ces deux études révèlent donc une atteinte des deux composantes, automatique et intentionnelle, de l’activation sémantique chez les patients parkinsoniens. L’accès à l’information sémantique serait altéré, alors que la structure même de cette information serait intacte (Arnott et al., 2001 ; Angwin et al., 2005), et les patients ne mettraient pas en place de stratégies de réponse en fonction de la relation entre les amorces et les cibles (Arnott et al., 2001). En outre, ils s’accordent avec les études ayant rapporté une influence de la dopamine et du striatum sur l’intégrité et la vitesse de traitement de l’information (Angwin et al., 2004 ; Cepeda & Levine, 1998 ; Harrington et al., 1998 ; Kischka et al., 1996 ; Poldrack et al., 2001 ; Schubotz et al., 2000). D’une part, l’activation sémantique (initiation et déclin) est plus précoce chez des sujets sains ayant ingéré de la dopamine, suggérant que celle-ci module les aspects automatiques et attentionnels de l’activation sémantique selon une dynamique temporelle bien précise (Angwin et al., 2004). D’autre part, et toujours suite à la prise de dopamine chez des sujets sains, Kishcka et al. (1996) ont décrit une modulation des effets d’amorçage, reflétant la capacité du neurotransmetteur à augmenter le rapport signal/bruit de traitement de l’information dans les réseaux neuronaux, et par conséquent à faciliter l’accès à cette information. Chez les patients parkinsoniens, la déplétion en dopamine conduirait à une altération de ce ratio signal/bruit (Bloxham et al., 1987 ; Cepeda & Levine, 1998 ; Cooper et al., 1994 ; Kischka et al., 1996), la susceptibilité au bruit neuronal étant accrue. Autrement dit, la faible production de dopamine dans la maladie de Parkinson se traduirait par des difficultés à distinguer les signaux corticaux pertinents pour traiter correctement l’information.

Les études ayant examiné les effets d’amorçage répété chez les patients parkinsoniens (Filoteo et al., 2002, 2003 ; Mari-Beffa et al., 2005 ; Wylie & Stout, 2002) sont venues étayer les résultats obtenus sur l’amorçage sémantique. D’une part, Filoteo et al. (2003), ayant décrit des effets plus prononcés chez les patients lorsqu’un SOA court séparait les amorces et les cibles, ont proposé que les processus d’activation des représentations lexicales des mots soient altérés. Plus particulièrement, ils ont interprété leur effet d’ « hyper-amorçage » comme reflétant une persistance anormale de l’activation des représentations lexicales des amorces en mémoire (en accord avec Angwin et al., 2005 et Arnott et al., 2001 pour les activations sémantiques). D’autre part, Mari-Beffa et al. (2005) ont révélé des effets d’amorçage répété inversés chez des patients parkinsoniens et des sujets témoins, dans une tâche où ces effets étaient mesurés à partir de mots distracteurs, liés ou non aux cibles, que les sujets devaient ignorer. Ainsi, alors que les sujets sains ignoraient et inhibaient l’information relative à ces distracteurs, nécessitant ensuite une réactivation de cette même information si la cible était identique (i.e. temps de réponse plus longs),les patients ne semblaient pas ignorer cette information, mais au contraire en bénéficier : la représentation lexico-sémantique du distracteur n’était pas inhibée mais fortement activée (i.e. temps de réponse réduits pour une cible identique au distracteur). Ces résultats, conformément à ceux de Angwin et al. (2005), suggèrent donc un défaut d’inhibition de l’information non pertinente dans la maladie de Parkinson (Filoteo et al., 2002 ; Henik et al., 1993 ; Wylie & Stout, 2002). Cette susceptibilité à l’interférence a également été rapportée pour du matériel visuel non verbal (Seiss & Praamstra, 2004, 2006).

En conclusion, les premières études d’amorçage menées chez les patients parkinsoniens ont rapporté des effets comparables à ceux observés chez les sujets sains pourvu que les paradigmes soient construits de manière adaptée (i.e. ratio mots/non-mots égal à 1, allègement de la complexité de la tâche). Toutefois, des études plus sophistiquées ayant dissocié les composantes automatique et contrôlée de l’amorçage ont révélé des patterns quelque peu différents. Ainsi, le décours temporel d’activation sémantique ou lexicale automatique semble altéré (activation retardée ou plus lente), la structure même de l’information lexico-sémantique étant par contre intacte. En outre, des atteintes de la composante contrôlée ont été mises en évidence, suggérant des difficultés à mettre en place des stratégies de réponse en fonction de la nature des amorces.Comme nous l’avons mentionné plus haut, les résultats restent cependant controversés, et les études n’ont pas encore examiné toutes les facettes de l’amorçage, les données sur l’amorçage subliminal masqué manquant cruellement. Les recherches futures ont donc encore beaucoup à faire pour tenter de comprendre les mécanismes sous-jacents aux effets d’amorçage chez les patients parkinsoniens.