XI.1.Effets différents d’âge d’acquisition des mots sur la reconnaissance des noms concrets et des verbes d’action : preuves en faveur de l’existence de réseaux neuronaux distincts

Bien qu’une littérature florissante soit disponible quant à l’existence de représentations neuronales partiellement distinctes pour le traitement des noms et des verbes, peu d’études ont tenté de déterminer si l’existence de ces réseaux pouvait se refléter au niveau comportemental. Notre première étude avait pour but de pallier ce manque en évaluant l’influence de l’âge d’acquisition des mots (AdA) sur les performances de reconnaissance de noms concrets et de verbes d’action dans une tâche de décision lexicale visuelle chez des sujets sains (Boulenger et al., 2006a). Il est maintenant admis que l’AdA des formes phonologique et orthographique des mots de la langue maternelle détermine durablement l’efficacité avec laquelle ces mots sont appréhendés par la suite (Bonin et al., 2001 ; Brown & Watson, 1987 ; Brysbaert et al., 2000 ; Carroll & White, 1973ab ; Gerhand & Barry, 1998 ; Morrison & Ellis, 1995, 2000 ; cf. Thèse de Decoppet, 2005). Ainsi, à l’âge adulte, les mots acquis tôt dans l’enfance sont reconnus plus rapidement et efficacement que les mots acquis tardivement : ces effets d’AdA reflèteraient la manière dont les connaissances lexicales sont organisées en mémoire (Ellis & Lambon-Ralph, 2000 ; Zevin & Seidenberg, 2002). Compte tenu des études développementales ayant postulé la mise en place de processus d’apprentissage différents pour les noms et les verbes lors de l’acquisition du langage (Bassano, 2000 ; Caselli et al., 1995 ; Goldfield, 1993, 2000), nous avons émis l’hypothèse selon laquelle l’existence de réseaux neuronaux distincts pour ces deux catégories de mots devrait se traduire par des effets d’AdA différents sur leur reconnaissance. Nos résultats ont confirmé cette hypothèse en révélant une influence de l’AdA des mots, estimé subjectivement, sur les latences de réponse des participants pour les noms concrets mais pas pour les verbes d’action. Aussi les temps de réponse étaient-ils significativement plus courts pour les noms acquis précocement en regard des items tardifs ; en revanche, les performances pour les verbes ne variaient pas en fonction de l’AdA de ces mots. Des analyses de régressions multiples ont par ailleurs démontré une influence de l’AdA indépendante de la fréquence d’occurrence des mots. Alors que la fréquence affectait les performances des participants de la même manière pour les deux catégories de mots (i.e. temps de réponse plus courts pour des mots de haute fréquence vs. de basse fréquence), l’AdA ne prédisait les temps de réponse que pour les noms concrets.

La démonstration d’ effets d’AdA distincts sur les performances d’identification des noms concrets et des verbes d’action conforte donc notre hypothèse de départ : les représentations neuronales sous-tendant le traitement de ces deux catégories de mots seraient organisées de manière différente dans le cerveau. Il faut toutefois noter que les stimuli choisis différaient à la fois sur les plans grammatical et sémantique. De fait, cette étude ne permet pas de déterminer quel(s) type(s) d’information, si tant est qu'ils soient dissociables, contribue(nt) aux résultats obtenus et participe(nt) à la mise en place de ces réseaux distincts. Les résultats de la deuxième expérience réalisée au cours de cette étude semblent fournir de premiers éléments de réponse en faveur d’un rôle primordial de l’information sémantique. Ainsi, dans un paradigme identique, nous avons démontré des effets significatifs d’AdA lors de la récupération de verbes désignant des actions effectuées uniquement par les animaux (e.g. hennir), alors que les performances pour des verbes se référant à des actions propres à l’homme (e.g. broder) n’étaient pas affectées par cette variable. Il est donc intéressant de constater que les verbes désignant des actions animales « se comportaient » comme les noms concrets, en regard des verbes désignant des actions humaines. Ces résultats semblent ainsi s’accorder avec les données d’imagerie cérébrale ayant démontré des patterns d’activation corticale distincts lors de l’observation d’actions et du jugement sémantique de mots se référant à des actions réalisées par des animaux et des hommes (Buccino et al., 2004a ; Mason et al., 2004). Plus précisément, le traitement des actions n’appartenant pas à notre répertoire moteur recrutait les aires temporo-occipitales visuelles, alors que celui des actions propres à ce répertoire activait additionnellement les aires motrices et prémotrices. Les verbes se référant à des actions effectuées uniquement par les animaux seraient donc reconnaissables visuellement, à l’instar des noms concrets, alors que les verbes désignant des actions corporelles seraient traités en termes moteurs. Dans notre étude, l’absence d’effet d’AdA pour ces derniers pourrait donc s’expliquer sur le plan sémantique plutôt que grammatical. En effet, pour des mots appartenant à une même classe grammaticale, mais possédant des associations sémantiques, et particulièrement motrices, différentes, des effets distincts d’AdA ont été mis en évidence. Nous insistons néanmoins sur le fait que cette interprétation n’exclue en aucun cas un rôle de l’information grammaticale dans la mise en place des réseaux neuronaux caractéristiques des mots (Caramazza & Hillis, 1991 ; Rapp & Caramazza, 2000, 2002 ; Shapiro et al., 2001, 2005, 2006). Des études supplémentaires comparant de manière plus systématique les performances de sujets sains pour des noms avec ou sans association motrice et des verbes d’action ou d’état permettraient notamment de faire progresser notre compréhension de l’organisation des représentations neuronales des mots dans le cerveau.

Nous avons interprété les données obtenues dans cette étude en faveur d’une implication spécifique des représentations motrices des actions désignées par les verbes dans la mise en place de leurs corrélats neuronaux au cours de l’apprentissage. Plus précisément, les estimations subjectives d’AdA de la forme verbale des verbes d’action ne semblent pas suffisantes pour rendre compte de l’âge réel d’apprentissage de ces mots, leur composante motrice exerçant à cet égard une influence remarquable. Autrement dit, les verbes d’action considérés comme précoces et tardifs dans notre étude ne diffèreraient pas réellement en termes d’AdA si la composante motrice qui les caractérise avait été estimée au même titre que leur forme verbale. Des évaluations, non seulement de l’AdA de la forme verbale des verbes d’action, mais aussi de l’âge auquel les actions désignées par ces mots peuvent être effectuées, permettraient sans doute de rendre compte de manière plus précise de l’âge d’apprentissage de ces mots. Dans cette optique, leur composante motrice jouerait donc un rôle aussi crucial que les représentations purement linguistiques dans l’établissement de leurs représentations neuronales. L’absence d’effet d’AdA pour les verbes se référant à des actions propres à l’homme pourrait en effet refléter le fait que l’ âge réel auquel le sens de ces mots est compris dépende du développement des habiletés motrices nécessaires à l’exécution de ces actions. Cette interprétation s’accorde avec le modèle de Pulvermüller (1996a, 1999a, 2001a, 2005a) selon lequel les verbes trouveraient leurs corrélats neuronaux à la fois dans les aires périsylviennes du langage et dans les régions corticales motrices. Ainsi, lorsqu’un enfant apprend le sens d’un verbe d’action, ses parents produisent le mot, ou l’incitent à le produire, et l’encouragent à exécuter, simultanément ou immédiatement après, l’action associée à ce verbe. Les parents peuvent également prononcer le mot tout en effectuant l’action correspondante, l’enfant étant alors placé dans une condition d’observation. De fait, des assemblées de cellules incluant les aires de compréhension et/ou de production linguistiques et les aires d’exécution/observation des actions se mettraient en place, de sorte que chaque fois que le verbe d’action en question serait traité, l’assemblée de cellules correspondante serait activée. A cet égard, nous pouvons notamment proposer un rôle particulier du système miroir dans l’établissement de ces représentations neuronales.