XI.2.1Partage de substrats neuronaux entre traitement des verbes d’action et performance motrice

Dans un paradigme comportemental tout à fait original combinant une tâche de décision lexicale à l’exécution d’un mouvement de préhension, des analyses fines de la cinématique du mouvement nous ont permis de révéler des patterns d’interaction complémentaires entre traitement des verbes d’action et performance motrice en fonction de la séquence temporelle des tâches (Etude 2, Boulenger et al., 2006b). Plus précisément, la réalisation simultanée des tâches verbale et motrice a conduit à un effet d’interférence de l’identification des verbes, en regard de noms concrets, sur l’exécution du mouvement. A l’inverse, un effet de facilitation a été mis en évidence lorsque la tâche de décision lexicale portant sur les verbes d’action était réalisée avant le mouvement de préhension. Pour la première fois, l’hypothèse de l’existence de substrats neuronaux communs à l’identification des verbes d’action et au contrôle moteur a donc été corroborée au niveau comportemental : la perception de mots désignant des actions corporelles recrute les aires prémotrices et motrices participant également à l’exécution des mouvements. Une compétition entre des ressources corticales communes, situées dans les cortex prémoteur et moteur, pourrait donner lieu à l’interférence obtenue entre les tâches verbale et motrice effectuées simultanément. La précocité de cet effet, apparu dans une fenêtre temporelle dans laquelle des effets de fréquence ou de catégorie de mots ont été mis en évidence (Preissl et al., 1995 ; Pulvermüller et al., 1999bc, 2001bc ; Sereno & Rayner, 2003), suggère également que ces régions corticales motrices soient impliquées dans le traitement proprement dit des verbes d’action(Hauk & Pulvermüller, 2004a ; Pulvermüller et al., 2001b, 2005b ; Shtyrov et al., 2004). L’effet de facilitation pourrait quant à lui découler d’un amorçage du système moteur lors du traitement des mots d’action, facilitant la performance motrice ultérieure.

Dans une étude couplant pour la première fois des enregistrements EEG et cinématiques, et visant à approfondir les résultats précédemment obtenus, nous avons ensuite démontré une interférence précoce de la perception subliminale de verbes d’action sur les corrélats neurophysiologiques de la préparation motrice et sur la cinématique de l’exécution motrice subséquente (Etude 3). Ainsi, le potentiel de préparation motrice (PPM) avait une amplitude réduite (i.e. moins négatif) lorsque des sujets sains traitaient simultanément et inconsciemment des verbes d’action par rapport à des noms concrets. Confortant la notion de liens étroits entre préparation et exécution motrices (Requin et al., 1991 ; Riehle, 2005), cet effet d’interférence sur la préparation se reflétait ensuite sur l’exécution du mouvement de préhension (i.e. réduction d’amplitude du pic d’accélération du poignet). Ces données confortent donc celles de l’étude précédente, à savoir que le traitement des verbes d’action recrute les aires corticales impliquées dans le contrôle moteur, et notamment celles participant à la préparation motrice, particulièrement dans sa phase tardive (cortex moteur primaire). Mais le résultat singulier de cette étude est que l’effet d’interférence entre perception des verbes d’action et préparation/exécution du mouvement est apparu alors même que les mots étaient présentés trop brièvement pour accéder à la conscience (ils étaient en outre masqués). Conformément aux études d’amorçage subliminal masqué (Dehaene et al., 2001 ; Ferrand et al., 1994 ; Forster & Davis, 1984 ; Marcel, 1983), nous avons alors suggéré que l’activation lexico-sémantique automatique relative aux verbes d’action engage les aires de préparation motrice de manière automatique et précoce.

L’ensemble des résultats recueillis dans ces deux études s’accorde donc avec les trois premières prédictions du modèle de Pulvermüller (1996a, 1999a, 2001a, 2005a ; section IV.2. p.87). Premièrement, nous avons démontré un recrutement des aires corticales participant au contrôle moteur lors du traitement de verbes se référant à des actions corporelles. En outre, une « somatotopie » des effets a été mise en évidence (Boulenger et al., 2006b), les effets d’interférence et de facilitation étant plus prononcés lorsque les mots désignaient des actions exécutées avec la main ou le bras, effecteurs utilisés pour réaliser le mouvement. Deuxièmement, conformément à l’idée d’une propagation d’activation rapide au sein des assemblées de cellules représentant les mots, les effets étaient observés de manière précoce, soit dans les 200 premières millisecondes suivant le début de présentation de ces mots. Troisièmement, l’interférence du traitement des verbes d’action sur l’activité électrique relative aux aires de préparation motrice dans l’Etude 3 est apparue de manière automatique, inconsciente et indépendante de l’attention des participants. Le traitement des verbes d’action reposerait par conséquent sur l’activation précoce et automatique des aires prémotrices et motrices impliquées dans l’exécution des actions auxquelles ces mots se réfèrent. Autrement dit, ces données apportent des arguments robustes en faveur d’une implication spécifique des régions corticales de contrôle moteur dans l’organisation des représentations neuronales des verbes d’action. En accord avec les résultats de notre première étude portant sur les effets d’AdA (Boulenger et al., 2006a), ces aires feraient partie intégrante des corrélats neuronaux des mots d’action : les réseaux de traitement des verbes d’action se mettraient en place chaque fois que la production/compréhension des mots serait combinée à l’exécution des actions correspondantes.

Si nous avons interprété nos résultats dans le cadre du modèle de l’apprentissage « hebbien », les données s’accordent également avec le modèle du système miroir (Aziz-Zadeh et al., 2006b ; Buccino et al., 2005 ; Gallese & Lakoff, 2005 ; Rizzolatti & Arbib, 1998 ; Tettamanti et al., 2005). Pour rappel, ce modèle prédit une activation somatotopique des aires motrices lors de la perception d’actions exprimées verbalement. En d’autres termes, la compréhension de mots ou de phrases désignant des actions reposerait sur la simulation de ces actions au sein de notre répertoire moteur. Ce modèle n’émet toutefois aucune hypothèse quant à la dynamique d’activation du système miroir lors du traitement des mots d’action, ne permettant pas de comparaison directe avec l’ensemble de nos résultats.

Les études menées au cours de ce travail de thèse ne permettent pas de distinguer les deux modèles avancés pour rendre compte des liens unissant le langage et l’action. Bien que proposés à des niveaux d’évolution différents (phylogénétique pour le modèle du système miroir et ontogénétique pour le modèle de l’apprentissage « hebbien »), ces modèles ne semblent toutefois pas totalement incompatibles. En effet, comme nous l’avons déjà suggéré, le système miroir pourrait jouer un rôle dans la mise en place, via l’apprentissage « hebbien », des réseaux neuronaux de traitement des mots d’action. Autrement dit, les cortex prémoteur et moteur recrutés lors de la perception des mots d’action pourraient inclure des neurones miroir activés lors de l’exécution et de l’observation des actions, et être en parallèle fonctionnellement connectés aux aires périsylviennes du langage. Lors de l’apprentissage du sens d’un mot d’action chez un enfant, les aires de production et de compréhension linguistiques établiraient ainsi des connexions spécifiques avec le système moteur impliqué dans l’exécution mais aussi l’observation des actions. L’enfant prononcerait ou écouterait le mot tout en effectuant ou observant l’action correspondante. Dans cette optique, le système miroir, initialement activé lors de la reconnaissance des actions d’autrui, pourrait développer des connexions avec les aires du langage selon le principe de l’apprentissage « hebbien », chaque fois qu’un mot d’action serait produit et/ou perçu en coïncidence avec l’observation de l’action associée à ce mot. Cette mise en correspondance des deux modèles permettrait notamment de rendre compte du traitement et de la compréhension des mots désignant des actions que nous n’avons jamais appris à réaliser mais dont nous comprenons le sens général uniquement en les observant (e.g. tricoter, skier etc. ; voir Buccino et al., 2004b). Les corrélats neuronaux sous-tendant le traitement des mots d’action ne reposeraient donc pas simplement sur les habiletés motrices nécessaires à l’exécution des actions désignées par ces mots, mais aussi sur les capacités de reconnaissance de ces actions via un mécanisme de simulation motrice, si tant est qu’elles appartiennent potentiellement à notre répertoire moteur.

Si les deux modèles semblent pouvoir s’accorder, le fait qu’ils soient basés sur des principes différents pourrait néanmoins permettre de les dissocier sur le plan expérimental. L’on peut ainsi supposer qu’une activation des régions prémotrices et motrices lors du traitement de mots d’action chez des personnes non voyantes congénitales, c’est-à-dire n’ayant jamais eu la possibilité d’observer les actions effectuées par autrui, supporterait le modèle de l’apprentissage « hebbien », basé sur la corrélation d’activité entre les aires du langage et les aires d’exécution motrice. Le même pattern de résultats obtenu chez des personnes handicapées motrices de naissance, n’ayant jamais appris à exécuter certaines actions mais comprenant leur sens via l’observation du comportement d’autrui, apporterait en revanche des arguments en faveur du modèle du système miroir. Par ailleurs, une dysfonction du système miroir ayant été rapportée chez les autistes (i.e. absence d’activation des « aires miroir » ou de suppression du rythme µ lors de l’observation et de l’imitation des actions d’autrui ; Dapretto et al., 2006 ; Fecteau et al., 2006 ; Gallese, 2006 ; Oberman et al., 2005 ; Williams et al., 2001, 2006), nous pouvons supposer que, si les neurones miroir jouent effectivement un rôle dans la récupération des mots d’action, les activations cérébrales liées à la perception de ces mots puissent être compromises chez les personnes autistes. Prises dans leur ensemble, de telles données permettraient de supporter l’un et/ou l’autre modèle de reconnaissance des mots d’action, et d’améliorer notre compréhension de la manière dont les aires corticales prémotrices et motrices participent au traitement de ces mots.

En résumé, nos travaux ont permis de révéler, aux niveaux comportemental et cortical, l’existence de substrats neuronaux communs au traitement, conscient ou non (i.e. automatique), des verbes d’action et à la performance motrice. Toutefois, si une implication des aires prémotrices et motrices a été suggérée dans le traitement de ces mots, leur rôle reste à élucider. Ces régions sont-elles cruciales à la reconnaissance des verbes d’action ou leur activation ne constitue-t-elle qu’un processus non spécifique secondaire à l’activation des aires du langage ?