XI.2.2. Rôle des régions et circuits moteurs dans le traitement des verbes d’action

Notre dernière étude a été réalisée dans le but d’apporter de premiers éléments de réponse à la question de l’importance des aires de contrôle moteur dans le traitement des mots d’action. Dans une tâche de décision lexicale avec amorçage répété masqué, nous avons comparé les performances de reconnaissance de verbes d’action et de noms concrets chez des patients parkinsoniens et des sujets sains témoins (article en préparation). Nos résultats ont révélé une absence d’effet d’amorçage pour les verbes d’action chez les patients privés de traitement dopaminergique (OFF), alors que les performances devenaient comparables à celles des sujets sains après la prise médicamenteuse (L-Dopa ; ON). Les effets d’amorçage obtenus pour les noms concrets étaient en revanche identiques à ceux des sujets témoins même en l’absence de traitement. Il faut ici souligner que ces données n’indiquent pas un déficit général de traitement des verbes d’action dans la maladie de Parkinson. Aussi les patients étaient-ils capables de distinguer ces mots de pseudo-mots dans la tâche de décision lexicale, leurs latences globales de réponse, quelle que soit la nature des amorces, étant comparables à celles obtenues dans le cas des noms concrets. Les patients sont également tout à fait aptes, dans la vie quotidienne, à lire et à produire correctement des mots se référant à des actions. La mise en place d’un paradigme subtil d’évaluation de la reconnaissance des mots semble donc constituer un critère de choix dans l’émergence des troubles de traitement des mots d’action chez les patients parkinsoniens.

La tâche d’amorçage répété masqué évaluant l’activation lexico-sémantique automatique des mots au sein du réseau sémantique (Forster & Davis, 1984 ; Marcel, 1983), nous avons interprété nos résultats en faveur d’un rôle de la boucle frontale motrice, dysfonctionnelle dans la maladie de Parkinson, ainsi que des aires prémotrices et motrices qui en sont à l’origine et sur lesquelles elle se projette, dans les processus de récupération automatique des verbes d’action. Plus précisément, nous pouvons formuler l’hypothèse selon laquelle l’hypoactivation de ces régions corticales (AMS, PM, M1) suite à la déplétion dopaminergique chez les patients en OFF conduirait à une inefficacité du traitement automatique des amorces « verbes d’action », l’identification des cibles de même nature n’étant alors pas facilitée. Autrement dit, seule une partie du traitement automatique de ces amorces aurait été prise en charge par les aires périsylviennes du langage, le traitement n’ayant pu aboutir en raison du déficit d’activation des cortex prémoteur et moteur via les ganglions de la base. Selon cette hypothèse, et conformément à nos précédents travaux (Boulenger et al., 2006b ; Etude 3), les corrélats neuronaux sous-tendant le traitement des mots d’action incluraient donc les régions de contrôle moteur, celles-ci jouant un rôle crucial dans l’activation automatique de l’information relative à ces mots. En particulier, nous pouvons supposer que, lors de l’apprentissage d’un verbe d’action, la production/perception de ce mot combinée à l’exécution et/ou l’observation de l’action décrite évoquent non seulement une corrélation d’activité dans les aires langagières et les aires prémotrices et motrices, mais recrute également la boucle frontale motrice. Le traitement d’un verbe d’action pourrait alors dépendre de l’activation de son assemblée de cellules, mais aussi de la réactivation des cortex prémoteur et moteur, inclus dans cette assemblée, via la boucle motrice. Lors de la perception des amorces « verbes d’action » chez les sujets sains, les aires périsylviennes et les aires motrices et prémotrices seraient activées simultanément et automatiquement, les unes renforçant l’activité des autres. Parallèlement, les aires prémotrices et motrices verraient leur activité se renforcer via la boucle motrice. Dans la maladie de Parkinson, le dysfonctionnement de cette boucle en OFF, et particulièrement du processus de rétroaction positive sur les régions prémotrices et motrices (Figure 10.3 p.225), pourrait donc contribuer à l’inefficacité du traitement automatique des amorces « verbes d’action », rendant compte des résultats obtenus dans la présente étude. Ainsi, la destruction des neurones dopaminergiques pourrait résulter en une dégradation de la propagation d’activation au sein des assemblées de cellules  « verbes d’action » et de fait, en un traitement incomplet des amorces. Cette hypothèse, encore spéculative, doit toutefois être testée de manière plus directe. L’examen des performances de reconnaissance de verbes d’action, dans un paradigme identique à celui utilisé dans la présente étude, chez des patients atteints de la chorée de Huntington permettrait par exemple de corroborer ou de nuancer cette hypothèse. La maladie de Huntington est une pathologie caractérisée par la destruction profonde et progressive des ganglions de la base (Bartenstein et al., 1997 ; Berardelli et al., 1999), entraînant un dysfonctionnement de la voie indirecte (Figure 10.2 p.223) et par conséquent une hyperactivation des aires prémotrices et motrices. Au niveau comportemental, ces « dérèglements » anatomiques se traduisent par des hyperkinésies (i.e. mouvements involontaires amples, désordonnés et brusques) et des tics qui se greffent sur l’exécution des mouvements volontaires (i.e. perturbation). Alors, si la boucle motrice, et plus précisément, si la réactivation des aires prémotrices et motrices via la boucle motrice contribue au traitement automatique des verbes d’action, les effets d’amorçage répété chez des patients atteints de la chorée de Huntington ne devraient-ils pas être modulés dans le sens inverse de ceux chez les patients parkinsoniens (i.e. effets d’amorçage anormalement prononcés pour les verbes d’action)?

Nos résultats, combinés à ceux obtenus dans notre étude EEG, soulèvent enfin la question, encore relativement inexplorée jusque là, du rôle de l’AMS dans le traitement des mots d’action. Cette aire contribue en effet fortement à la préparation motrice (notamment dans sa phase précoce), dont nous avons démontré qu’elle peut interférer avec la perception subliminale de verbes d’action, et constitue la cible majeure de la boucle frontale motrice, laquelle participerait aux processus automatiques d’activation lexico-sémantique de ces mots. Ne peut-on alors se demander si cette aire prémotrice médiane est également impliquée, tout comme le cortex prémoteur latéral et le cortex moteur primaire, dans le traitement des mots se référant à des actions ? Comme nous l’avons précédemment mentionné, l’activité de l’AMS dans les études d’imagerie cérébrale portant sur les mots d’action n’a pas été véritablement considérée. Hauk et collègues (2004b) ont ainsi principalement rapporté une activation des gyri frontaux inférieur et médian, du gyrus précentral et du gyrus frontal supérieur lors de la lecture passive de mots se référant à des actions effectuées par différentes parties du corps. Tettamanti et al. (2005) ont décrit un pattern d’activation corticale similaire durant l’écoute passive de phrases désignant des actions de la main, de la bouche ou du pied (voir aussi Aziz-Zadeh et al., 2006b). Bien qu’une activation du gyrus frontal supérieur ait été mise en évidence, aucune mention de l’AMS, localisée dans la partie interne de cette première circonvolution frontale, n’est donc faite clairement par les auteurs. Si les différences de méthodologie entre ces études et nos travaux (i.e. perception consciente de mots présentés suffisamment longtemps vs. perception inconsciente de mots présentés de manière subliminale) sont susceptibles de rendre compte des résultats, ce travail de thèse incite néanmoins à explorer plus précisément le rôle de l’AMS dans le traitement des mots d’action.

En résumé, les données recueillies chez les patients parkinsoniens, complétées des résultats de nos précédents travaux (Etudes 2 et 3), fournissent des éléments en faveur d’un rôle déterminant des régions et circuits de contrôle moteur dans le traitement automatique des verbes d’action. Conformément au modèle de l’apprentissage « hebbien », les représentations neuronales des verbes d’action incluraient en partie les aires prémotrices et motrices, de sorte que celles-ci soient activées rapidement et indépendamment de l’attention des sujets dans la tâche. Notre interprétation s’accorde avec les données neuropsychologiques ayant décrit des déficits de traitement des concepts d’actions et des mots d’action chez des patients atteints de pathologies motrices ou de lésions frontales (Bak & Hodges, 2004 ; Bak et al., 2001, 2006 ; Daniele et al., 1994 ; Hillis et al., 2003 ; Neininger & Pulvermüller, 2001, 2003). Elle est également congruente avec l’étude en TMS de Pulvermüller et al. (2005c ; Figure 4.8 p.106) ayant rapporté une influence de la stimulation magnétique du cortex moteur sur le traitement de mots se référant à des actions de la main et du pied. Toutefois, il paraît encore prématuré d’affirmer que l’intégrité du système moteur soit nécessaire au traitement des mots d’action (voir Discussion du Chapitre VIII p.181, et Mahon & Caramazza, 2005 pour une discussion). Ainsi, les patients parkinsoniens testés dans notre dernière étude étaient capables d’identifier les verbes d’action présentés en tant que cibles dans la tâche d’amorçage. D’autres études neuropsychologiques ont également rapporté un traitement intact du sens des mots d’action suite à des lésions corticales motrices (De Renzi & di Pellegrino, 1995 ; Saygin et al., 2004). S’il semble que les réseaux neuronaux participant au traitement des mots d’action incluent les aires prémotrices et motrices, ces régions pourraient fortement contribuer à la récupération de ces mots sans pour autant y être indispensables. Plus précisément, une atteinte des régions de contrôle moteur ne conduirait pas obligatoirement à un déficit général de traitement des mots d’action, mais pourrait affecter des processus subtils de récupération de ces mots tels que l’activation lexico-sémantique automatique en mémoire. Comme démontré dans notre dernière étude, un processus de ce type pourrait reposer sur l’intégrité de la boucle frontale motrice participant à la préparation et au déclenchement des mouvements.

Les résultats de ce travail de thèse ont permis de franchir un premier pas concernant la question du rôle des aires motrices dans le traitement automatique des verbes d’action. Des études supplémentaires sont toutefois encore nécessaires afin de mieux appréhender la contribution de ces régions aux processus de récupération de ces mots. L’examen des performances de reconnaissance de verbes d’action, ainsi que des patterns d’interaction entre traitement de ces mots et performance motrice, chez des enfants dyspraxiques, souffrant de troubles du développement de la coordination motrice, nous aiderait sans nul doute à améliorer notre compréhension des liens étroits unissant traitement des mots d’action et contrôle moteur.