Méthodologie

„Eine Nationalökonomie ohne Theorie ist blind, eine solche ohne Empirie ist leer.“ (Sombart [1930: 319])

Ce travail s’efforce de porter réponse aux trois réflexions suivantes:

[1] Que partagent avec le Caméralisme la contribution de Walter Eucken, et les écoles historiques, pour que Keith Tribe reconnaisse une tradition plusieurs fois centenaire de la pensée économique allemande ? Si cette tradition se perd dans la théorie de Walter Eucken, ce chapitre de l’économie politique est-il définitivement clos ? La problématique soulevée ou même la méthode proposée par la tradition allemande ne peuvent-elles pas vraiment contribuer à résoudre certaines questions que se pose la science économique moderne ?

[2] Comment Walter Eucken a-t-il fait du dépassement de l’historicisme sa vocation ? Quelles connaissances a-t-il collectées, quelles expériences ont enrichi sa vie, pour mener à bien un tel projet ? Souvent, pour les innovations majeures, il ne suffit pas de ramasser un savoir diffus à la manière de l’entrepreneur hayekien. Bien plus, les conditions historiques doivent être réunies. Tel est le sens du message que nous a laissé Joseph Schumpeter, selon lequel la théorie économique doit être analysée dans son „intellectual scenery“. 28

[3] Si Walter Eucken écrit la fin de l’école historique, cela implique que sa théorie des ordres doit convaincre en tant que synthèse du débat qui opposa Schmoller à Menger. Tel s’était adressé Ludwig von Mises aux épigones des écoles historiques : „Versuchet ein System theoretischer Erklärung aufzustellen, das euch mehr befriedigt als unseres. Dann wollen wir erst weiter reden.“ 29 Mais de quelle façon est construite la théorie des ordres de Walter Eucken pour résoudre le conflit qui oppose la pensée contingentée à l’ambition d’absolutisme théorique de la science économique, et rapprocher deux méthodes que Menger pensaient être antinomiques ? Walter Eucken dépasse-t-il véritablement l’historicisme, ou échoue-t-il comme il pense que Spiethoff a échoué dans cette entreprise ? Et d’ailleurs : la théorie concurrente des styles économiques développée par Spiethoff n’a-t-elle pas rénové le programme de Schmoller de façon satisfaisante ? La myopie de la science économique allemande actuelle, qui plonge dans le noir toute contribution antérieure à celle de Walter Eucken est-elle justifiée ?

Pour répondre à ces réflexions, le travail suivant, ici résumé, procède en trois moments :

[1] La première partie du travail sonde la tradition de pensée allemande, afin de dégager l’héritage qui fut celui de Walter Eucken. Suivant le découpage de Keith Tribe, notre éclairage commencera avec les précurseurs des écoles historiques : le Caméralisme, la pensée romantique d’Adam Müller, ainsi que la théorie des forces productives de Friedrich List. Nous prêterons une attention particulière aux critiques adressées par les économistes allemands à l’économie classique d’Adam Smith. Par la suite, le système de pensée de la vieille école historique sera exploré. Après cela, nous exposerons en détail le programme de Gustav Schmoller à la critique de Carl Menger, pour ensuite comprendre les synthèses néo-historiques proposées par Werner Sombart et Arthur Spiethoff. Finalement, nous nous intéresserons aux premiers écrits académiques de Walter Eucken, sous lesquels nous comprenons sa thèse de doctorat ainsi que son habilitation. Il s’agira, dans ce dernier point, de juger à quel degré le jeune Walter Eucken était familier des écoles historiques en général et du programme de Schmoller en particulier.

[2] La seconde partie remémorera les points d’inflexion que constituèrent l’hyperinflation et la grande dépression pour la pensée économique allemande. L’objectif consiste à saisir comment ces deux événements ont ébranlé le schéma de pensée des écoles historiques, ainsi qu’à relever les enseignements que Walter Eucken en tira. Le premier chapitre fouillera le champ de l’analyse théorique des crises et du cycle, en rappelant la difficulté que cette thématique a rencontré pour s’affirmer face au vieux théorème de Say. Il sera ainsi plus facile de comprendre pourquoi, au moment où éclate la crise de 1929-1933, la science économique ne disposait pas encore d’un catalogue ad hoc de mesures anti-cycliques. L’analyse des fluctuations conjoncturelles développée par les écoles historiques se révélera dans ce contexte être novatrice. Une attention particulière sera portée à la modélisation du cycle économique développée par Arthur Spiethoff, dont nous n’hésiterons pas à tester la consistance à la pratique de l’hyperinflation et de la grande dépression. L’analyse détaillée de ces deux événements permettra, avec toute la distance historique qu’il est permis d’avoir aujourd’hui, d’établir pourquoi l’école historique n’est pas parvenue à proposer des mesures pour enrayer la crise. Enfin, nous présenterons la double critique faite par Walter Eucken aux écoles historiques vis-à-vis de leur position face aux problèmes monétaire et économique du pays. Cette double critique est en ce point radicale qu’elle jette les bases du „dépassement de l’historicisme“.

[3] La dernière partie exposera, de manière critique, les solutions développées par Walter Eucken dans le but de résoudre les problèmes de contingence de la méthode historique. Nous nous demanderons essentiellement si l’entreprise réussit ou non. Pour ce faire, les critiques que l’économiste fribourgeois adressait aux programmes de Schmoller et de Menger, seront tout d’abord rappelées. Nous caractériserons l’émancipation de la pensée d’Eucken vis-à-vis des écoles historiques en huit points méthodologiques. Ceci nous amènera à considérer la „pensée en ordres“ („Denken in Ordnungen“) comme point de départ méthodologique de sa théorie. L’articulation faite par Eucken entre ordre économique („Wirtschaftsordnung“) et système économique („Wirtschaftssystem“), qui permet de concilier empirisme et théorie, sera alors exposée. Nous prendrons notamment le temps de revenir ici sur les différences que recouvrent les concepts de type réel et de type idéal dans les pensées de Walter Eucken et de Max Weber, afin de bien saisir l’originalité du premier. Finalement, nous démontrerons que la synthèse des programmes de Schmoller et de Menger entreprise par Walter Eucken apporte, certes, un progrès incontestable à la méthode historique, mais qu’elle échoue dans son ambition première : la théorie des ordres est consistante dans une grille de lecture historiciste, mais elle ne résiste pas aux exigences méthodologiques du rationalisme. La contribution de Walter Eucken à la science économique ne se limitant pas à la seule théorie, un chapitre supplémentaire sera consacré dans cette dernière partie à la politique économique que l’économiste fribourgeois tire de sa théorie. Elle constitue un second progrès par rapport à la méthode historique et, en particulier, par rapport à la synthèse concurrente d’Arthur Spiethoff. Après avoir défini la politique dite de l’Ordolibéralisme, nous reviendrons sur l’engagement de Walter Eucken, en tant que membre du conseil scientifique de l’administration économique de la Bizone, en faveur du retour de la future R.F.A. à l’économie de marché. Finalement, ce travail s’achèvera par un tour d’horizon des développements récents de la théorie des ordres dans la pensée économique allemande pour en juger la portée.

Notes
28.

Schumpeter [1955: 407].

29.

Mises [1929: 30].