Résultats

Alles menschliche Tun ist Geschichte.“ (Eucken [1940: 16])

1. Conclusion générale

La théorie des ordres de Walter Eucken se construit sur une démarche méthodologique particulière, fortement inspirée de la phénoménologie husserlienne, et qui ne répond pas aux canons du rationalisme. Elle ne satisfait donc pas, au sens strict, à son ambition première de „dépasser l’historicisme“. 30 Au contraire, la grille méthodologique développée par Werner Sombart permet de dire que la construction d’Eucken est pleinement compatible avec la méthode historique. La théorie des ordres peut alors même être considérée comme une „victoire dissimulée de l’historicisme au sein de la pensée théorique“. 31

Il n’en reste pas moins que Walter Eucken offre une synthèse probante de la première querelle des méthodes. Le discours qu’il tient est convaincant: la théorie est un outil plus puissant, mais l’empirisme demeure incontournable dans l’analyse des systèmes économiques. Cet enseignement part d’un constat, selon lequel les phénomènes économiques ne se reproduisent jamais à l’identique, dans un „style général constant“ („invarianter Gesamtstil“), mais peuvent différer selon les conditions historiques et institutionnelles. 32 Le progrès que réalise la théorie de Walter Eucken repose sur une instrumentation de la théorie des forces productives de Friedrich List, sans rompre avec l’idée centrale des écoles historiques. Ainsi, bien que la théorie des ordres ne satisfasse pas aux exigences méthodologiques du rationalisme, elle s’appuie sur une „méthode intuitivement structuraliste 33 qui offre une alternative à la théorie pure de Menger. Elle permet, en effet, comme celle-ci, de „concevoir un phénomène concret de manière théorique“, 34 en procédant à une réduction des systèmes économiques en traits caractéristiques : le plan dessiné par les agents économiques. L’articulation faite par Walter Eucken entre type réel et type idéal du plan constitue une heuristique précieuse pour comprendre pourquoi un énoncé théorique sera „actuel“, c’est-à-dire pertinent au regard des conditions historiques, présentes, ou non. 35

Si Walter Eucken met un point final à l’évolution de la méthode historique, ceci n’implique pas qu’il referme pour autant le chapitre ouvert par les écoles historiques. Nombreuses sont les idées énoncées par les écoles historiques, qui conservent leur actualité. Avec tout le recul qu’il nous est permis d’avoir aujourd’hui, nous montrons que le diagnostic établi par Arthur Spiethoff sur la grande dépression était juste. Seul son relativisme, inhérent à la méthode historique, l’a retenu de prodiguer une médication efficace. Autre résultat important : la théorie des fluctuations conjoncturelles de Spiethoff n’est en aucun cas obsolète. Sa modélisation du cycle économique explique de manière satisfaisante le crash boursier de 2001 et la phase d’assainissement des bilans d’entreprise qui s’en est suivie. De plus, de nombreux énoncés théoriques peuvent aujourd’hui être plus facilement testés grâce aux outils économétriques modernes, de sorte que les échanges entre empirisme et théorie s’intensifient. Alors que Menger refusait ce type d’échange, le progrès scientifique donne sur ce point raison au programme de Schmoller, qui repose sur l’articulation entre théorie et empirisme. Enfin, par sa critique fondatrice de l’analyse classique de l’origine de la richesse des Nations, la tradition allemande de pensée économique revêt un intérêt certain pour les questions actuelles de politique économique. En effet, les „forces productives 36 de Friedrich List ne sont rien d’autre que le résidu de Solow, sur lequel la science économique moderne s’efforce toujours de faire la pleine lumière. 37 La part de la croissance économique imputable au résidu de Solow est même tellement élevée, que la Commission Européenne a dressé en 2000 un catalogue de mesures destinées à renforcer la productivité globale des facteurs pour faire de l’Union Européenne la région économique fondée sur le savoir, la plus dynamique du monde d’ici 2010. 38

Au regard de la pertinence du programme des écoles historiques, le champ de travail actuel ne devrait pas se limiter aux seuls développements internes de la théorie des ordres de Walter Eucken. Certes, remplacer ses éléments surannés est un exercice intéressant. Mais il est aussi la conséquence du fait que la théorie des ordres n’est pas une construction rationaliste, mais constitue en soi un système clos d’analyse, hermétique au progrès scientifique. Ce système doit alors constamment être mis à niveau, de la même façon que la classification périodique des éléments chimiques est aménagée au rythme des découvertes scientifiques. Le risque est qu’à force de l’enrichir des énoncés de Hayek, la théorie des ordres d’Eucken ne se différenciera bientôt plus de la „Theory of complex phenomena“.

L’enseignement théorique le plus décisif que nous ait laissé Walter Eucken tient probablement à l’articulation faite entre types réel et idéal, qui abandonne le schéma utilisé par Weber ou Sombart, pour revenir à la distinction originale établie par Aristote. En effet, c’est en ce point que Walter Eucken dépasse vraiment l’historicisme, puisque cette articulation permet de concilier théorie et empirisme. Le développement de la pensée d’Eucken pourrait se poursuivre dans cette direction. Concrètement, il serait intéressant d’interpréter la théorie des fluctuations conjoncturelles d’Arthur Spiethoff, qui reste un système ouvert, à la lumière des énoncés théoriques modernes et d’appliquer cette grille de lecture à l’analyse empirique des systèmes économiques modernes. L’apport de la pensée d’Eucken dans cette entreprise consisterait à comparer les fluctuations réelles par rapport à un schéma idéal, selon l’ordre économique du moment. Nous pensons ici, non seulement aux ordres proches du système concurrentiel ou de l’économie de plan que Eucken opposait, mais également aux ordres économiques concrets qui évoluent rapidement, du type des pays émergents. Les progrès considérables réalisés en matière de bases de données et de procédés économétriques depuis les travaux de Walter Eucken, et de Karl Knies bien plus encore, offre un avantage certain dans cette entreprise. Par elle, Walter Eucken n’aurait pas clos le chapitre de l’école historique, mais lui aurait insufflé de nouvelles ambitions.

Les pages suivantes vont maintenant présenter en détail les conclusions précédentes. Une explication fouillée peut être trouvée dans le texte exhaustif du travail rédigé en langue allemande.

Notes
30.

Eucken [1938b: 191-194].

31.

Albert [1984: 47].

32.

Eucken [1940: 15-23].

33.

Herrmann-Pillath [1987: 38; 62].

34.

Menger [1883: 17].

35.

Eucken [1940: 173].

36.

List [1842: 262].

37.

Stiroh [2001].

38.

European Commission [2005]; Broyer & Maillard [2005].