2.2.3. Les points de rupture d’avec l’école historique

La méthode empirique étant inapte à satisfaire son idéal scientifique, Walter Eucken s’élève avec véhémence contre le système de pensée de l’école historique, quelles qu’en soient les branches. Selon la définition par Hans Rieter du système de pensée de l’école historique, on peut schématiser l’émancipation de Walter Eucken par rapport à l’école historique en huit points. ⁴²

• „ Actualité “ des énoncés théoriques versus relativisme historique : Pour Eucken, les énoncés théoriques ne se périment pas selon les conditions historiques de l’économie, comme le relativisme des écoles historiques le suggère. Un énoncé théorique exact, qui se déduit de l’application correcte d’un processus rationaliste, est, et reste vrai. En revanche, les conditions historiques de l'économie vont décider si un énoncé peut s’y appliquer ou non. ⁴³ Il est, par exemple, inopportun d’expliquer le fonctionnement d’une économie de Robinson par la théorie des formes de marchés, puisque le mécanisme régulateur des prix ne joue pas.
• Modèles théoriques („ verstehend “) versus modèles empiriques („ anschaulich “): Les idéaux-types de Max Weber sont à l’image des modèles énoncés par l’école historique. Ils consistent à relever des traits caractéristiques et analogues à plusieurs phénomènes sociaux, pour livrer une représentation schématique de la réalité, voire en proposer une sorte de caricature. Cette caricature doit être dessinée de telle sorte qu’elle puisse se retrouver sous des formes plus ou moins expressives, mais concrètement dans la réalité. Par exemple, le capitalisme est pour Weber et Sombart un type idéal. Il ne contient ni élément théorique, ni caractère normatif. La conception du type idéal chez Eucken diffère dans la mesure où l’économiste fribourgeois s’appuie expressément sur la pensée aristotélicienne. ⁴⁴ Un type idéal est pour Eucken également une heuristique destinée à réduire la complexité du réel en quelques traits caractéristiques. Mais il se dessine tout autrement que chez Weber. La concurrence parfaite, l’économie de Robinson, le monopole ou l’oligopole sont, par exemple, des types idéaux au sens d’Eucken, pas le capitalisme. ⁴⁵ Un type idéal au sens d’Eucken est fait d’éléments théoriques, qui permettent de comprendre la réalité. ⁴⁶ Ils s’appliquent à la réalité et non l’inverse. Il s’agit de modèles théoriques.
• Un système de pensée individualiste, jamais holiste: Certes, Eucken refuse l’idée de voir la richesse des Nations comme une simple accumulation du capital matériel et du travail fourni pour le faire fonctionner. Attaché à la tradition allemande critique de l’école classique, il a assimilé l’idée des forces productives. Mais cet axiome ne suffit pas pour classer la théorie des ordres dans un paradigme holiste comme Jean-Daniel Weisz s’efforce de le faire. ⁴⁷ Au contraire, la pensée de Walter Eucken se révèle être de part en part individualiste. Les institutions organiques et pragmatiques qui sont analysées dans la théorie des ordres servent à comprendre les décisions de l’agent économique. En particulier, Eucken cherche la constellation d’institutions qui permet une prise de décision optimale des agents dans leur poursuite du „principe économique“. ⁴⁸ Dans le rapport établi entre institutions et agents économiques, Eucken est plus proche de la conception de Menger, selon laquelle les intérêts individuels forment le vecteur de l’émergence et de l’évolution des institutions,- et les institutions sont le support des actions individuelles-, ⁴⁹ plutôt que de la conception des caméralistes ou de Müller, selon laquelle seules les institutions donnent aux individus leur force productive, -sans que les individus influencent les institutions-. De plus, les institutions ne jouent chez Eucken qu’un rôle exogène. Elles sont relayées à la „périphérie des données“ („Datenkranz“) et ne constituent pas un objet premier d’analyse comme chez List ou Schmoller. ⁵⁰ Finalement, on peut remarquer entre Eucken et les écoles historiques une distance vis-à-vis des institutions, comparable à celle qui s’observe entre l’ancien institutionnalisme américain de Commons et Veblen et le paradigme du nouvel institutionnalisme, par exemple de Williamson. ⁵¹ De même que le néo-institutionnalisme, la théorie des ordres de Walter Eucken ne s’éloigne pas suffisamment du paradigme classique pour rompre avec l’individualisme méthodologique. Cherchant à le positionner par rapport aux travaux de Veblen et de Commons, François Bilger considère déjà au début des années 1960 la théorie de Walter Eucken comme un néo-institutionnalisme. ⁵²
• L’analyse conserve une approche organique : L’analyse de Walter Eucken conserve en partie une approche organique, héritée du Caméralisme et de l’économie romantique. La théorie des ordres considère les institutions de la même façon que la physiologie analyse les organes, en cherchant à définir leur fonction et les relations fonctionnelles qui les unissent au sein d’un système économique. Walter Eucken est sensible aux „interdépendances“ entre les différentes institutions et des institutions avec les agents, de sorte qu’il considère un système économique à la manière de Schmoller comme un „tout réel“ („Reales Ganzes“), un organisme dont le rendement dépend du fonctionnement de plusieurs institutions et de la compatibilité de ces fonctions entre elles. ⁵³ Par exemple, un agent économique de l’Egypte antique ne pouvait pas tirer la même utilité de l’institution du crédit, dont Walter Eucken mentionne pourtant l’existence dans cet ordre économique ancien, que dans une économie moderne de marché parce que parallèlement, la liberté d’entreprendre et le libre contrat manquaient à cet ordre. Par rapport à Schmoller toutefois, Walter Eucken définit des organismes de taille moins importante. De plus, il s’efforce de mettre en exergue des principes mécaniques, newtoniens, de l’interdépendance des institutions, beaucoup plus précis que les liens organiques de Schmoller. Mais les analogies entre Eucken et la tradition allemande de pensée ne s’arrêtent pas à ces différences marginales. Héritier de cette dernière, Eucken croit en l’existence d’un superorgane qui va savoir organiser au mieux les sous-organes pour obtenir le meilleur rendement. Néanmoins, Walter Eucken ne fait pas confiance à l’Etat pour tenir ce rôle de superorgane. Les expériences faites avec la politique économique allemande lors de l’hyperinflation et de la grande dépression, ainsi que celles faites avec le totalitarisme national-socialiste participent sans aucun doute à expliquer sa méfiance. A la différence du Caméralisme, de List et de l’économie romantique, ainsi qu’en marge de Schmoller, qui, tous, attribuaient à l’Etat ce rôle organisateur, Walter Eucken le confie à la science, et à l’économie en particulier.
• Eucken réfute toutefois les principes évolutionnistes de l’approche organique : De concert avec Sombart et Spiethoff, Eucken refuse de caractériser l’évolution des systèmes économiques en différents „stades économiques“ („Wirtschaftsstufen“), comme List et Schmoller s’y employaient. Sombart et Spiethoff ont montré que la théorie des stades définit des périodes économiques qui ne s’excluent pas l’une l’autre. Ceci pose le problème que plusieurs stades d’évolution peuvent coexister et caractériser un même système. Cette critique établie, Sombart et Spiethoff ne réfutent pas l’idée centrale de la tradition allemande, selon laquelle un système économique se transforme avec le temps. Sombart considère qu’un même système économique connaît plusieurs époques : une époque basse („Frühepoche“) au cours de laquelle les éléments clefs du système en question se mettent en place, une époque haute („Hochepoche“) au cours de laquelle ces éléments clefs dominent le système, et une époque tardive („Spätepoche“) au cours de laquelle des éléments étrangers et concurrents au système en place émergent et le remplacent progressivement. ⁵⁴ Spiethoff, lui, s’intéresse au cycle de l’économie et définit plusieurs phases successives des fluctuations conjoncturelles. ⁵⁵ En porte-à-faux avec ces développements néo-historiques, Eucken refusera catégoriquement toute idée d’évolution logique, continue ou cumulative, tant au regard du changement institutionnel que des fluctuations conjoncturelles. Cette rupture avec la tradition allemande ne se fonde pas seulement sur l’observation d’une évolution discontinue, voire de reculs des systèmes économiques passés. Sa conception de l’évolution prend racine dans une philosophie kantienne, enrichie des réflexions que son père eut sur ces questions. ⁵⁶ Selon Rudolf Eucken, prix Nobel de littérature 1908 pour ses développements néo-kantiens, l’action humaine ne peut pas évoluer selon un schéma prédéfini, qu’il soit de type mécanique ou génétique. Celle-ci est constamment sujette à des „forces irréfléchies“ („irreflectiert wirkende Kräfte“), qui se libèrent d’elles-mêmes, sans contrôle. „Ja insofern dem geistigen Leben alle Ursprünglichkeit und innere Gesetzlichkeit abgesprochen wird, kann von systematischer und causaler Begreifung der Innenwelt consequenter Weise nicht mehr die Rede sein.“ ⁵⁷
• Un rapport ambigu au normatif : Walter Eucken entretient un rapport ambigu au normatif, et ce faisant, vis-à-vis de la seconde querelle des méthodes qui opposa Schmoller à Eugen von Phillipovitch. Selon lui, l’analyse scientifique s’efforce de découvrir des vérités objectives et, notamment, grâce à la méthode rationaliste, des relations de causes à effets. La science est donc avant tout un métier positif. Mais en tant que scientifique, le rôle de l’économiste consiste aussi à apporter des solutions aux problèmes concrets. Il porte une part de responsabilité vis-à-vis du progrès. Cette position défendue par Eucken reflète sa réaction virulente aux échecs des écoles historiques face à l’hyperinflation et à la grande dépression : „Wozu also Nationalökonomie?“ se demandait-il. ⁵⁸ Il est en effet temps, selon lui, de laisser derrière soi le temps de „l’expérimentation“ en matière de politique économique. ⁵⁹ L’aboutissement de son travail sera donc la définition d’un programme de politique économique, bien que parallèlement, il affirme souvent que sa science est libre de tout jugement de valeur et se construit sur l’analyse positive. Cette position assez ambiguë souligne le caractère pragmatique de Walter Eucken. Il dit ne s’intéresser au débat théorique que pour en tirer une implication pratique et souhaite éluder les „querelles infructueuses de définition“ („unfruchtbare Streitigkeiten über Definitionen“). ⁶⁰ Mais bien qu’il le réfute, ⁶¹ son analyse de systèmes et ses types idéaux contiennent une dimension normative : Les différents systèmes de l’économie de plan („Zentralverwaltungswirtschaft“) sont classés par ordre croissant de liberté individuelle des agents, si bien que la préférence d’Eucken se révèle implicitement ; le système de l’économie de marché est présenté via le mécanisme des prix comme le système le plus efficace ; la concurrence atomistique est donnée parmi les économies de marché comme le système qui assure la meilleure allocation des facteurs; le crédit est également préféré à toute autre forme de système monétaire. La théorie des ordres est en fait une transition vers l’Ordolibéralisme.
• Restriction du travail interdisciplinaire : La théorie des ordres permet à Eucken de différencier les systèmes économiques selon un profil institutionnel très détaillé, dont les traits débordent la seule question de l’allocation des ressources. Les institutions économiques expriment notamment certains principes de justice et d’éthique sociales. La théorie des ordres conserve, comme on l’a vu, l’idée du „Reales Ganzes“, l’économie dans le champ des sciences sociales et retient de ne pas la transporter complètement, comme Menger le fit, sur le terrain des sciences naturelles. En outre, selon Carsten Herrmann-Pillath, Eucken prend ses distances vis-à-vis de „l’impérialisme théorique“ de certains économistes adhérants à la vision d’une science économique chapeautant toute autre science sociale. ⁶² Il ne justifie pas le „pluralisme théorique“ cher à la jeune école historique, au prétexte duquel Schmoller coiffait la casquette d’économiste, de juriste, de psychologue, etc., selon le champ d’études exploré. Eucken veut respecter les frontières entre les différentes disciplines scientifiques et utilise les résultats des autres sciences comme variable exogène de son analyse. A la différence du programme de Schmoller, Eucken n’appelle pas les économistes à coloniser le terrain de la sociologie.
• Pas de rupture avec l’école autrichienne : Dernier point d’émancipation avec les écoles historiques, Walter Eucken n’entretient pas de rapport conflictuel avec l’école autrichienne. Au contraire, l’économiste fribourgeois va recourir en maints égards aux thèses de cette dernière, que ce soit dans sa conception de la formation des prix, son acceptation de la première loi de Gossen ou dans ses réflexions sur la formation temporelle du capital à partir des théories de Böhm-Bawerk. Comme Nicholls le fait remarquer, le changement du jeune Walter Eucken pour l’Université de Bonn, où il a écrit sa thèse de doctorat sous la direction d’Hermman Schumacher, exprime la volonté de se rapprocher du courant des écoles théoriques de l’économie politique. ⁶³