2.3.1. La théorie des ordres n’est pas une théorie rationaliste

La théorie des ordres part d’une double problématique. Elle se fixe comme objectif de résoudre de façon théorique un problème d’allocation globale des ressources dans une économie. Mais elle affirme aussi que les conditions de ce problème d’allocation sont, par nature, historiques.

De par cette double problématique, la théorie des ordres va devoir trouver le juste équilibre entre théorie et histoire. Elle affirme alors que l’action économique est dépendante d’institutions telles que les formes de marchés et le système monétaire, dont l’organisation concrète va constituer un ordre économique donné. Elle avance ensuite que les sociétés humaines sont constituées de plusieurs ordres (religieux, politiques, économiques, juridiques, etc.), interdépendants les uns des autres, et, que si religion, politique, etc., influencent directement l’ordre de l’économie, elles n’influencent pas directement l’action économique de chaque agent économique. Selon Eucken, l’agent économique agit de manière rationnelle selon les données („Plandaten“) et les règles d’expérience qui s’expriment pour un ordre économique donné. Seuls ces trois vecteurs doivent être analysés de manière théorique. La rationalité de l’agent économique est immuable.

Cette position d’Eucken diffère certes de la pensée en évolution historique de Schmoller. Mais elle va poser trois problèmes au regard de la méthode rationaliste. Carsten Herrmann-Pillath défend même la thèse d’une „collision frontale entre la méthode d’Eucken et la conception du rationalisme critique“. 64

Premièrement, la „pensée en ordres“ témoigne d’une construction dichotomique, puisque sa problématique double recourt à deux types de méthodes. La principale difficulté tient à l’assertion de l’interdépendance des ordres qui est toujours postulée sans jamais être démontrée, même si ce postulat est éclairé de nombreux exemples historiques. 65

Deuxièmement, le concept d’ordres économiques soulève des questions méthodologiques. Eucken introduit le concept d’ordre au départ de sa construction théorique, comme un jugement kantien a priori. Selon lui, l’ordre est un concept immédiatement sensible, dont l’entendement ne doit faire l’objet ni d’une démonstration logique, ni d’une expérience particulière, „deren Wahrheit unmittelbar einsichtig sein sollte, die aber gleichwohl weder logisch zu beweisen sein dürfen noch irgendwelche Erfahrung in sich aufnehmen dürfen. 66 En se servant des jugements kantiens a priori, Eucken espère pouvoir dépasser l’antinomie qui existe entre l’analyse théorique et empirique des phénomènes économiques, puisque cette catégorie s’offre comme un outil disponible entre concept théorique et constatation empirique. Cependant, force est de constater que l’ordre économique n’est pas un jugement kantien a priori, mais une construction intellectuelle qui nécessite le recours à des concepts théoriques, dont Walter Eucken fait l’économie. 67 De là, une compréhension spontanée de la réalité économique est impossible. 68

Troisièmement, la théorie des ordres de Walter Eucken n’est pas aussi robuste que la théorie voisine, mais concurrente de celle de Hayek dite des „phénomènes complexes“. Toutes deux cherchent à formuler des énoncés théoriques sur la causalité de phénomènes sociaux proches de la réalité. Hayek utilise pour ce faire une méthode strictement rationaliste, qui s’appuie sur les réflexions de Karl Popper. Suivant les principes du rationalisme critique, l’observation du concret permet à l’économiste autrichien de dégager une „theory about the events“ basée sur le dégagement de „recurring patterns“. Walter Eucken et même l’école historique procèdent par procédés similaires, dans lesquels un rôle fondamental est donné à l’observation du réel. Mais dans la théorie de Hayek, les schémas récurrents reconnus n’ont qu’une valeur de „provisional hypothesis“, qui peut être falsifiée à tout moment par de nouvelles observations. 69 La falsifiabilité des hypothèses permet d’avoir un système théorique ouvert aux progrès de la connaissance observée. La théorie de Hayek peut donc approcher progressivement de la vérité. Les jugements synthétiques a priori auxquels Eucken a recours, ne sont, pour leur part, pas falsifiables. Ils ne peuvent donc pas être remis en question par de nouvelles observations, ce qui rend la théorie des ordres assez hermétique au progrès scientifique. La théorie de Walter Eucken n’est pas compatible avec le rationalisme critique.

Notes
64.

Herrmann-Pillath [1987: 38].

65.

Streit [1992: 692].

66.

Cassel [1968: 25].

67.

Albert [1984: 44].

68.

Voir la critique d’Ammonn dans Meyer [1989: 36-51].

69.

Hayek [1967a: 22-24] Citation p.23.