1. De nombreux développements théoriques, mais trop peu de travaux empiriques

De par sa brillante formulation, la théorie des ordres de Walter Eucken reste encore aujourd’hui un terrain pratiqué de la science économique allemande. Les travaux se sont multipliés sur le plan théorique. Ils se sont notamment efforcés de prouver l’actualité de cette théorie en établissant des parallèles avec le paradigme néo-institutionnaliste, soit avec la théorie des droits de propriété, soit avec l’approche par les coûts de transaction ou bien avec la Constitutional Economics. 78

D’autres travaux ont entrepris la rénovation de la théorie des ordres, s’efforçant d’en remplacer les parties obsolètes. Trois directions ont été privilégiées dans cette entreprise. Il a tout d’abord été tenté de remplacer l’approche statique initiale par une théorie dynamique des ordres. Pour ce faire, la distinction hayekienne entre „ordre de règles“ et „ordre d’actions“ a été mobilisée afin d’analyser l’efficacité et l’émergence des ordres économiques. Dans ce but, on a également cherché à expliquer l’interdépendance des ordres que postulait Eucken. 79 Ce faisant, les héritiers de Walter Eucken ont définitivement tourné le dos aux écoles historiques ; une victoire à inscrire au crédit de la théorie exacte de Menger sur le programme de Schmoller. Un second chantier de rénovation consistait à libérer la théorie des ordres de sa conception archaïque de la concurrence parfaite. 80 Cette dernière avait largement emprunté à la théorie des formes de marchés de Stackelberg, qui envisageait le nombre et la taille des acteurs de marché comme les seuls critères de la concurrence. En remplacement, une planche de salut apparut encore dans la théorie hayekienne, qui considère la concurrence comme un processus de découverte d’informations. 81 Ce nouveau recours au système de pensée de Hayek successeur de Walter Eucken à la Chaire de théorie économique de l’Université de Fribourg, conduit finalement à critiquer le constructivisme politique de l’Ordolibéralisme. Sa conception eudémonique d’une société structurée par la science, en partie héritée de la tradition allemande, a été remplacée par certains aspects de la Constitutional Economics, laquelle perçoit l’homme politique comme un „entrepreneur“ à la recherche d’une rente et ne lui confère plus aucun rôle structurateur de la société. 82

En prenant un peu de recul, on peut dire que tous ces développements sont conséquents du fait que la théorie des ordres n’est pas une construction rationaliste, mais un système d’explication en soi fermé sur lui-même. En ayant recours à des jugements a priori qui ne peuvent être falsifiés, Walter Eucken a bâti un système hermétique au progrès scientifique qui a constamment besoin d’être rénové. Il partage cette caractéristique avec la classification périodique des éléments chimiques, qui s’est enrichie à l’heure actuelle de 23 éléments depuis l’époque où Walter Eucken la citait comme exemple d’heuristique achevée et de système à reproduire en économie. Cependant, à force de rénovation de la théorie de Walter Eucken, en y injectant des éléments épars de la théorie hayekienne, la théorie des ordres court le danger de ne bientôt plus pouvoir se distinguer de celle-ci.

Mais ces développements théoriques de la théorie des ordres procèdent des mêmes erreurs auxquelles a succombé Eucken dans son entreprise de dépassement de l’historicisme. Trop d’importance est donnée à la théorie, trop peu aux travaux empiriques. En effet, à l’exception de certains travaux ponctuels, parmi lesquels on peut compter les travaux du Professeur H.O.Lenel et des membres de l’école de Cologne, peu de travaux ont été entrepris par les héritiers de l’école de Fribourg dans le domaine empirique. Pourtant, Walter Eucken nous a livré une heuristique puissante d’analyse du réel, grâce à son articulation entre type idéal et type réel qui retrouve la distinction aristotélicienne. Plutôt que de s’efforcer inexorablement à actualiser la théorie des ordres, ce qui reste un travail digne de Sisyphe au regard de sa construction méthodologique fermée et du progrès scientifique, il serait intéressant de redonner à l’heuristique développée par Eucken son utilité empirique première. C’est, au départ, dans ce sens que Walter Eucken a inscrit son travail ; rappelons ici ses monographies „Verbandsbildung in der Seeschifffahrt“ ainsi que „Stickstoffversorgung der Welt“ ou encore ses „Kritischen Betrachtungen zum deutschen Geldproblem“ qui ont servi de point de départ à la théorie des ordres.

Notes
78.

Hutchison [1981]; Schmidtchen [1984]; Schüller [1987]; Vanberg [1988]; Tietzel [1990].

79.

Streit [1995]; Vanberg [1988].

80.

Schefold [1995a]; Schefold [1995b].

81.

Streit [1995].

82.

Krueger [1980: 51-70].