2. L’école historique n’est pas un chapitre clos de la science économique

Contrairement à ce qu’affirme Robert Solow, le programme de l’école historique n’a pas perdu de son actualité. Au contraire, cette dernière parle en faveur d’une continuation du travail de Walter Eucken sur une base empirique. Nous soutenons cette thèse avec trois arguments.

[1] Avec toute la distance qu’il nous est permis de prendre aujourd’hui, on peut affirmer que le diagnostic que Spiethoff établit de la grande dépression était correct. Seul son relativisme inhérent à la méthode historique lui a interdit de donner une médication adéquate. Par ailleurs, sa théorie des fluctuations conjoncturelles n’est pas obsolète, bien qu’elle ait été construite par la méthode historique. La deuxième partie de ce travail, dans sa version extensive, a montré que la modélisation du cycle par Spiethoff permet de comprendre parfaitement le crash boursier de 2001 comme une „crise de spéculation“. On peut même ajouter que cette crise, qui déboucha en combinaison avec les événements du 11 septembre 2001 sur une restriction du crédit bancaire, permettait, au regard de ce schéma, de prévoir la phase d’assainissement des bilans d’entreprise et de conjoncture basse qui s’en est suivie. De nombreux parallèles peuvent ainsi être établis grâce au schéma de Spiethoff entre le déroulement de la grande dépression de 1929-1933 et l’éclatement de la bulle Internet en 2000-2003. 83 Il conviendrait toutefois d’enrichir ce schéma des énoncés théoriques actuels (et surtout par un traitement endogène de la question monétaire), et d’actualiser son habillage (par exemple en remplaçant la production de fer comme indicateur avancé de la conjoncture par des indices de confiance des affaires). Cette entreprise passe par une étude empirique de la conjoncture et la théorie des ordres de Walter Eucken serait ici très utile. Tout d’abord elle permettrait de distinguer un schéma théorique selon l’ordre économique donné. On pense ici non seulement à une schématisation du cycle pour les systèmes d’économie de marché (Allemagne) ou de plan (Chine) identifiés par Eucken, mais également pour les ordres qui se développent rapidement (nouveaux membres de l’UE). Par ailleurs, même au sein des ordres économiques de marché bien établis comme les pays du G7, le cycle conjoncturel présente des disparités intéressantes à relever (dynamique de l’emploi par exemple). Le deuxième apport de Walter Eucken à cette entreprise d’actualisation du schéma de Spiethoff consisterait à le libérer de son relativisme historique.

[2] De nombreux énoncés théoriques peuvent aujourd’hui être testés au moyen de procédés économétriques, si bien que les échanges entre empirisme et théories se sont multipliés et participent au progrès de la connaissance. Tandis que Menger refusait ces échanges, le progrès scientifique a en partie donné raison au programme de Schmoller. Le problème de rareté des données statistiques, auquel les écoles historiques étaient exposées, est en grande partie résolu. D’une part, l’économie dispose aujourd’hui d’un nombre important de séries statistiques qui débutent dans un passé lointain, allant même pour certaines jusqu’à 1870. D’autre part, les procédés économétriques se sont développés et rencontrent le soutien des applications informatiques. Plus que jamais, la Statistique est devenue une „Hilfswissenschaft“ de l’économie, conformément aux souhaits de l’ancienne école historique. 84 Dans ce contexte, citons par exemple le cas de la „théorie du revenu permanent“. Celle-ci explique le niveau de consommation en fonction du revenu que les ménages tirent de leur travail et de leur patrimoine. 85 Partant de cet énoncé, on peut démontrer empiriquement par un modèle à correction d’erreurs, que pour l’Allemagne réunifiée, l’élasticité de la consommation des ménages par rapport à leur pouvoir d’achat est égal à un, que la hausse du cours des actions soutient la consommation privée, mais que le taux d’intérêt à long terme sans risque n’est pas un facteur d’actualisation significatif. 86 Walter Eucken nous ayant appris à se poser la question de l’actualité d’un énoncé théorique, une réponse peut être tentée sans remettre en cause la théorie du revenu permanent : l’absence de résultat empirique robuste pour le taux d’intérêt peut provenir de la juxtaposition de deux effets théoriques : un effet-substitution, qui affirme que la hausse des taux d’intérêt incite les agents à substituer leur consommation présente au profit de l’épargne, et un effet-revenu, qui affirme qu’une hausse du rendement actuel de l’épargne diminue la nécessité d’épargner dans le futur pour les ménages et soutient la consommation présente. L’étude concrète de l’ordre économique allemand, et en particulier du marché de l’épargne, pourrait apporter une réponse au partage entre effet-substitution et effet-revenu du taux d’intérêt sur la consommation.

[3] Enfin, la critique allemande adressée à Adam Smith quant à l’origine de la richesse des Nations n’est pas seulement pertinente d’un point de vue scientifique ; elle est des plus actuelles au regard de la politique économique européenne. Pour Friedrich List, la croissance économique ne résulte pas seulement de l’allocation des ressources travail et capital, comme on peut le lire dans la théorie classique. Elle provient autant des „forces productives“ d’une Nation, qui regroupe l’ensemble des institutions pragmatiques comme organiques, d’une société. 87 Or, ces forces productives ne sont rien d’autre que le résidu de Solow d’une fonction de production classique, c’est-à-dire la partie non expliquée de la croissance du revenu. La science économique s’efforce depuis près d’un demi-siècle d’expliquer le résidu de Solow, se donnant pour tâche d’isoler un à un les différents éléments qui composent la productivité générale des facteurs travail et capital (niveau d’éducation moyen, dépenses de recherche et développement, capital humain, etc.). Mais les statistiques sont insuffisantes pour tester l’ensemble des hypothèses et les dimensions des forces productives sont encore loin d’avoir été toutes explorées. 88 Une tendance se dégage toutefois de la décomposition du résidu de Solow : comme List l’avait supposé, la nature des forces productives ne semble pas connaître de frontière particulière. En effet, à la différence de ce que croyait Smith, il ne semble pas exister d’activité non productive. La part de croissance des activités économiques expliquée par la productivité globale des facteurs est même considérable. On estime que le résidu de Solow a contribué en moyenne à 0,9 point, le capital 0,5 et le travail 0,0 point de croissance annuelle du PIB allemand au cours des dix dernières années. 89 L’apport à la croissance du résidu de Solow apparaît finalement être tellement significatif, que la Commission Européenne a décidé au sommet de Lisbonne en l’an 2000 de renforcer les dépenses de R&D, de multiplier les accès Internet pour les écoles, d’augmenter le taux moyen des diplômes, etc. 90

Une fois convaincu de l’actualité de son programme, on peut dire que Walter Eucken n’a pas clos le chapitre des écoles historiques, mais lui a donné une nouvelle impulsion.

Notes
83.

Artus & Broyer [2003].

84.

Roscher [1886: 34-41].

85.

Attanasio [1998: 13-17].

86.

Broyer [2005].

87.

List [1842: 262].

88.

Stiroh [2001].

89.

Broyer & Lefeuvre [2005].

90.

European Commission [2005]; Broyer & Maillard [2005].