Distance sociale, distance fonctionnelle, la ville divise, sépare

Selon M. Roncayolo [1997], la ville est un lieu de différences qui s’expriment dans l’aménagement interne et qui séparent plus ou moins visiblement les groupes sociaux, les fonctions et les usages du sol. Ainsi, « la ville est le spectroscope de la société : elle analyse et filtre la population, elle en sépare et classe les différentes composantes » [Weber, 1899, p.442]. Elle n’est pas une « entité amorphe », mais un système différencié et structuré [Grafmeyer, 2000]. A ce titre, E. Maurin [2004, p.6] affirme que l’analyse des inégalités territoriales « révèle une société extraordinairement compartimentée, où les frontières de voisinage se sont durcies et où la défiance et la tentation séparatiste s’imposent comme les principes structurants de la coexistence sociale ».

Cette division sociale des espaces urbains est souvent appréciée à partir du choix du lieu de résidence des individus (où des contraintes le déterminant). Ne dépend-elle pas d’aspects individuels tels que l’évolution des modes de vie, des pratiques sociales, des rythmes et des temporalités de l’espace urbain ? Ne dépend-elle pas également de fonctionnements collectifs tels que les formes des marchés de l’emploi, des marchés fonciers ? La division sociale des territoires s’apprécie dans les interactions entre les différents systèmes de l’espace urbain, le système de transports, le système des localisations des dynamiques urbaines et celui des pratiques et relations sociales [Bonnafous et Puel, 1983]. Elle n’est pas une « loi universelle, mais le résultat de processus spécifiques » [Grafmeyer, 2000, p.40], et « relève de strates historiques, successives, inégalement puissantes, inégalement effacées » [Roncayolo, 1997, p.107]. Elle n’est pas une manifestation brutale et visible procédant de l’aggravation des problèmes sociaux urbains des années 1980 à nos jours (croissance des inégalités, aggravation des processus de ségrégation). Dès lors qu’il y a regroupement physique par types d’individus, il y a, dans l’espace urbain, création de distanciation sociale entre les individus.

L’analyse historique de M. Roncayolo [1997] rend compte de cette division et l’explique, en partie, par l’« urbanisme nouveau » de l’époque pré-industrielle des sociétés modernes. Cet urbanisme, « qui inspire aussi bien les pouvoirs publics que les classes privilégiées », conduit, dès les XVIIème et XVIIIème siècles, à la constitution d’une société homogène dans les nouveaux territoires conquis par la ville. Cependant, cette société, caractérisée par les catégories sociales dirigeantes, met en évidence une distanciation sociale entre les groupes d’individus. Cet urbanisme nouveau met en opposition les « quartiers anciens [de la ville] laissés à la confusion et au surpeuplement » avec les nouveaux quartiers, expression de la modernité et des modes de vie des catégories sociales privilégiées [Roncayolo, 1997, pp.109-110]. Par la suite, la période d’industrialisation aggrave directement les effets entrevus de la division sociale de l’espace urbain. Alors que le quartier résidentiel est assimilé à celui des classes sociales aisées - la bourgeoisie -, il apparaît, en opposition, un nouveau type de territoire urbain, le quartier industriel et ouvrier, déterminé par le développement de la production industrielle et l’implantation d’usines concentrées sur un même secteur géographique.

Ce sont ces quartiers qui souffrent alors, en premier lieu, de l’expansion urbaine et de la transition de l’économie industrielle vers l’économie de services. Pendant les années 1960 et jusqu’aux années 1970, la France connaît une croissance élevée (de l’ordre de 5% par an). Cette période est caractérisée par une expansion urbaine et une construction de masse de l’habitat provoquées par une arrivée constante de nouvelles populations pour répondre aux besoins croissants de main d’œuvre des industries urbaines. La conséquence est une volonté de rationalité affichée par l’Etat envers la construction, en périphérie des villes, de grands ensembles immobiliers. Jusque là, l’aspect quantitatif est prioritaire. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1970 et jusqu’aux années 1990, qu’« on commence à prendre conscience que le quantitatif seul ne suffit pas, que les gens ne doivent pas simplement être logés mais qu'ils doivent aussi habiter l'endroit où ils vivent, autrement dit se l'approprier. […] Le commissaire au Plan de l'époque, Pierre Macé, souligne la nécessité d'une vision moins partielle de l'homme » [Cavallier, 2000, p.1]. La période post-industrielle des sociétés modernes a également vu l’aménagement urbain s’adapter à la généralisation de l’usage de la voiture particulière, cette dernière s’imposant comme l’outil de déplacement par excellence et devenant un produit de consommation de masse. Les plans de circulation des années 1960 et 1970 privilégient ce mode de déplacements par rapport aux autres, puisqu’il est le plus rapide dans toutes les directions. L’ensemble de ces évolutions « stimule une transformation morphologique de l’organisation urbaine » [Wiel, 1999, p.58]. L’habitat évolue avec une tendance centrifuge. Le phénomène de périurbanisation s’accélère. Les bassins d’emploi s’élargissent et s’imbriquent les uns avec les autres. L’activité économique se regroupe sur différents pôles de services ou de productions en périphérie des agglomérations et se dissocie de l’Habitat. Il émerge une « nouvelle stratification sociale » avec « l’accroissement des employés et l’identification des cadres » [Roncayolo, 1997, p.114]. Ces évolutions provoquent à leur tour des modifications de la mobilité urbaine : allongement des déplacements, usage prédominant de la voiture sur les autres modes de déplacements… Nous voilà dans « la spirale de la transformation de la ville » [Wiel, 1999, p.58]. Cet éclatement de la ville et la division sociale et fonctionnelle différenciée et structurée des espaces urbains « accentuent la ségrégation entre les activités [entre les groupes sociaux], la division entre lieux d’emplois et lieux de résidence » [Roncayolo, 1997, p.114]. Ces processus sont encore plus évidents avec la fin de la période de forte croissance économique (dès 1975) qui met en exergue les dysfonctionnements urbains. Mêlés à d’autres handicaps, notamment les phénomènes de congestion urbaine et les effets de l’usage prédominant de la voiture, la ville et les déplacements urbains révèlent de nombreuses plaies sociales et environnementales. Lieu d’inégalités sociales et de ségrégation socio-spatiale, la ville apparaît être un milieu complexe qui divise et sépare toujours plus les groupes d’individus [Thisse et al, 2003].

Des schémas de la division sociale des espaces urbains ont été établis aussi bien en sociologie, en écologie urbaine ou plus tard avec la nouvelle économie urbaine. Y. Grafmeyer [2000] en rappelle les trois principaux schémas descriptifs. Le premier est le « schéma concentrique » mis en œuvre par E. Burgess [1925]. La répartition des groupes sociaux dans les villes est l’expression d’un processus qui les différencie en les faisant se déplacer de l’intérieur vers l’extérieur de la ville, en substituant les catégories sociales les plus pauvres aux classes plus favorisées – « mécanisme d’invasion - succession » [Roncayolo, 1997, p.115]. Le second schéma, dit « sectoriel », est proposé par H. Hoyt [1939], stipulant la non-homogénéité sociale des zones concentriques et l’existence de constantes sociales dans l’espace qui sont indépendantes de la distance au centre. Ce développement sectoriel est « le choix par les classes favorisées d’un nouvel habitat et de nouveaux modes de vie qui dirige le mouvement, les immigrés récents venant s’infiltrer dans les zones en cours d’abandon » [Roncayolo, 1997, p.116]. Enfin, le troisième schéma de représentation de la division sociale est le schéma « nodulaire » [Firey, 1947 ; Harris et Ullmann, 1945 ; Wirth, 1938]. « L’espace de la ville est constitué de noyaux de populations plus ou moins spécifiques qui peuvent constituer, dans les cas extrêmes, des enclaves fortement typées du point de vue de l’appartenance sociale » [Grafmeyer, 2004, p.33].

La nouvelle économie urbaine a permis également de rendre compte de la division sociale de l’espace urbain. Elle le fait en s’inspirant du modèle de Von Thünen et de la théorie de la rente. L’explication de la division sociale est alors liée à l’accès au centre de la ville, en fonction duquel s’établissent les usages des sols, les prix fonciers et les densités décroissantes avec l’éloignement au centre. Dans cet esprit, R.-M. Haig [1926] et R.-U. Ratcliff [1949] précisent la notion d’accessibilité en introduisant l’effet de la distance sous la forme d’un coût complémentaire à la rente. Ainsi, la localisation des individus s’explique par des contraintes différentes, combinaisons des coûts de déplacements et des coûts du logement. Ce modèle repris par W. Alonso [1968] et L. Wingo [1963] est complété en prenant également en compte la demande d’espace et la part des dépenses que consacrent les ménages au logement et au transport, pour expliquer la division sociale de l’espace urbain.