La ségrégation par les chances inégales d’accès aux aménités

Nous rencontrons couramment, dans la littérature, des articles articulant les processus de division sociale avec les processus de « ségrégation » résidentielle, sociale ou de ségrégation sur le marché du travail. La définition du concept de ségrégation fait l’objet de controverses. Nous reprenons la définition de Y. Grafmeyer [2000], affirmant qu’elle n’est pas une « loi universelle », mais plutôt le résultat d’un processus de mise à distance sociale et de séparation physique. T. Schelling [1978] en a identifié trois processus essentiels qui peuvent interagir simultanément. La ségrégation peut être soit le résultat collectif d’un arrangement des comportements individuels consciemment ou inconsciemment discriminatoires, soit le simple effet des inégalités inhérentes à la différenciation sociale, soit le résultat d’actions organisées de séparation physique et sociale mises en place par des volontés collectives.

Cependant, « passer de la division […] sociale au concept de ségrégation ne va pas sans difficultés. [Il est de plus] difficile de concevoir les rapports entre ségrégation de l’habitat et ségrégation sociale » [Roncayolo, 1997, p.106]. Il serait réducteur de penser la ségrégation comme la seule manifestation spatiale de la stratification des espaces urbains. Celle-ci donne une lisibilité sociale de l’espace urbain et de la mise à distance des catégories sociales sans prétendre, pour autant, expliquer l’évolution des processus de ségrégation sociale. « C’est au contraire le rapport entre distance topographique et distance sociale, qui peut, dans une certaine mesure, qualifier les sociétés et permettre d’apprécier les effets de compositions territoriales concrètes » [Roncayolo, 1997, p.107].

La littérature économique et sociologique montre les possibilités de mesurer et d’expliquer la ségrégation sociale par la ségrégation sur le marché de l’emploi. Le creusement de la distance « sociale » entre les demandeurs et les offreurs d’emplois influe sur les difficultés d’accès à l’emploi pour les habitants de zones urbaines défavorisées. Cette hypothèse, introduite par J. Kain [1968], et connue sous l’appellation du désappariemment spatial (« spatial mismatch hypothesis »), constitue le socle conceptuel et empirique de l’analyse économique de la ségrégation sur le marché de l’emploi. De nombreux auteurs ont rendu compte, aussi bien au niveau théorique qu’empirique, des problématiques d’inégal accès, depuis un lieu donné et pour les différentes catégories de population, aux opportunités de la ville, et ici, en l’occurrence au marché de l’emploi [Gaschet et Gaussier, 2005 ; Thisse et al, 2003 ; Cheschire, 1979 ; Wenglenski, 2003]. De plus, la discrimination sur le marché de l’emploi a été analysée, en ne restreignant pas la séparation spatiale entre lieux de résidence et lieux de travail à la seule distance géographique. Plus largement, les analyses s’intéressent à la mise à distance sociale de certaines catégories d’individus, en considérant d’autres écarts de ressources que ceux régis par les facteurs des marchés fonciers et du travail. Ces écarts sont ceux des revenus, de la discrimination par le langage [Lang, 1986 ; Akerlof, 1997], de l’inégal accès à l’information, des différentes origines sociales des individus [Fitoussi et Rosanvallon, 1996 ; Maurin, 2002], de l’inégal « capital social » entre les individus [Coleman, 1988] ou de la discrimination « statistique » [Phelps, 1972 ; Arrow, 1972 ; Akerlof, 1997]. Sans entrer plus dans le détail, ces analyses relevant de l’économie urbaine ou de la sociologie, mesurent et éclairent les processus multiples de ségrégation principalement sur le marché de l’emploi.

Par ailleurs, selon M. Roncayolo [1997], c’est en rapportant la définition des groupes sociaux et leurs relations à la division du travail et à ses formes successives, qu’on rend compte non seulement de la ségrégation sur le marché de l’emploi, mais plus largement de la division sociale, en termes de caractéristiques des groupes sociaux, d’inégalités de pouvoir, d’accès aux aménités de la ville ou aux biens d’expression culturelle. Selon Y. Grafmeyer [2000, p.36], ce sont les interprétations plus marxistes du concept de classe sociale qui appellent « à déceler, sous l’empirisme des stratifications, le jeu des rapports sociaux qui sont au principe des inégalités de conditions et de positions ». Par ailleurs, les travaux de Pinçon-Charlot et al. [1986], concernant la localisation des équipements collectifs en relation avec le statut social des résidents des différents quartiers de la région parisienne, ont montré ce jeu des rapports sociaux. Ils mettent notamment en exergue des liens entre la ségrégation de l’habitat, la ségrégation sur le marché de l’emploi et les inégalités d’accès aux équipements collectifs.

Les sciences humaines et sociales commencent à s’intéresser également, dans les processus de ségrégation, aux inégalités d’accès aux biens et aux aménités de la ville. C’est d’ailleurs sur ce point que Y. Grafmeyer [2000] insiste pour comprendre plus finement les mécanismes de mise à distance sociale et de séparation physique des individus. Toutefois, la littérature est relativement restreinte en ce qui concerne les inégalités de chances et d’accès entre les individus vis-à-vis des autres activités de la ville, et notamment les activités de service aux ménages. Les enquêtes « emploi du temps » de l’I.N.S.E.E. permettent de rendre compte des pratiques qu’ont les individus vis-à-vis des activités de la ville, sans toutefois rendre compte des inégalités de possibilité d’accès [Lesnard, 2003 ; Prouteau et Wolff, 2002 ; Herpin et Verger, 1999 ; Coulangeon et al, 2002 ; Degenne et al, 2002 ; Letrait, 2002]. Ce n’est qu’avec le développement des systèmes d’informations géographiques (S.I.G.) que les travaux relatifs à l’accessibilité aux activités commencent à se développer. Ces analyses s’intéressent particulièrement aux questions d’accessibilité aux commerces et services privés [Speak et Graham, 1999 ; Donkin et al, 1999 ; Wrigley, 2002 ; Eisenhauer, 2001], aux écoles et garderies [Talen, 2001 ; Truelove, 1993] ou aux bibliothèques [Ottensmann, 1994]. Des travaux sont également menés sur l’accessibilité à un ensemble de services et d’équipements collectifs diversifiés [Witten et al, 2003 ; Apparicio et Séguin, 2005].

Si de tels travaux se développent, c’est parce que « la conception de la pauvreté » et de la mise à « distance sociale » de certaines catégories sociales jusqu’alors envisagée, « laisse dans l’ombre d’autres types de ressources comme les services sociaux […] et les équipements collectifs (Townsend, 1987), auxquels les populations pauvres ont ou n’ont pas accès (ou encore un accès limité en raison de la distribution spatiale de ces services et équipements) » [Apparicio et Séguin, 2005, p.2]. A.-M. Séguin et G. Divay [2002] montrent que l’accessibilité plus ou moins facile à ces activités, pour les individus mis à « distance sociale », peut tout aussi bien accroître ou compenser le déficit de ressources dont ces derniers peuvent avoir besoin au quotidien. Dès lors, les processus de ségrégation peuvent s’expliquer par des chances inégales d’accès aux activités de services aux ménages. Plus encore, selon les termes de A. Sen [1987(a)], ce sont les « capabilités » qui peuvent être altérées pour ces individus. La capabilité est définie par A. Sen [1992] comme étant constituée d’un ensemble de fonctionnements composés d’états et d’actions. La réalisation de l’individu se représente comme étant le vecteur des fonctionnements représentant ses choix parmi l’ensemble des états et des actions. La capabilité individuelle est alors multidimensionnelle, dans le sens où elle est l’ensemble des vecteurs de fonctionnements possibles. C’est alors en considérant les droits et les libertés de tous les individus vis-à-vis des activités de la ville, qu’on peut rendre compte des (in)égalités des chances. Cette affirmation conduit toutefois à réduire la définition théorique de la capabilité à un vecteur de fonctionnement supposé existant pour tous les individus, à savoir la dimension de l’accès aux activités.