Une méthode de mesures et d’évaluation des (in)égalités des chances dans les politiques de transports urbains

Notre recherche se situe formellement dans ce cadre conceptuel de l’éthique économique et sociale sur les questions de justice sociale. L’objectif de la thèse est, à partir d’un bilan des pratiques françaises d’évaluation de la dimension sociale des politiques de transports urbains, en termes d’égalités de chances entre individus vis-à-vis des activités de la ville, d’en proposer une méthodologie d’évaluation. Nous justifions ainsi que les outils d’évaluation ne permettent pas, en l’état actuel, d’éclairer sur les questions d’(in)égalités des chances, compte tenu de l’approche égalitariste de la justice sociale. Pour cela, nous analysons, sur les plans théoriques et philosophiques, le processus d’évaluation, aussi bien au niveau des pratiques, des outils législatifs et réglementaires que de la théorie économique sous-jacente – l’utilitarisme. Nous en mettrons en évidence ensuite les limites par rapport aux questions de justice sociale en termes d’égalité des chances. Mais, ce n’est pas pour autant que nous réfutons en bloc ces outils, qui par ailleurs, prennent en compte d’autres impacts économiques des projets de transports.

En nous positionnant théoriquement par rapport à la pensée égalitariste, et notamment celle de A. Sen, nous réduisons la définition théorique de la capabilité à la dimension de l’accès aux activités de la ville et aux dimensions des caractéristiques socio-économiques de tous les individus. En prenant en compte ces vecteurs de fonctionnements, nous formulons alors l’hypothèse que l’analyse des modes de vie des individus est révélatrice des possibilités et des chances que ces derniers ont d’accéder aux activités quotidiennes. Sur un plan plus empirique, notre vérifions cette hypothèse en considérant les facteurs socio-économiques influant sur les modes de vie des individus. Par ailleurs, nous définissons les besoins des individus vis-à-vis des potentialités de la ville, mais aussi par rapport à leurs libertés et leurs possibilités de réalisation. Les pratiques et les comportements des individus en termes d’accès aux activités de la ville sont révélées, entre autres, par l’analyse des modes de vie. Ceci est contradictoire avec l’objectif d’égalisation des capabilités – réduite aux chances d’accès – qui suppose de faire abstraction des comportements individuels. Toutefois, nous montrons, par l’analyse des modes de vie, que tous les citadins, quelle que soit leur appartenance sociale ou leur niveau de vie, expriment globalement les mêmes besoins de bases et accèdent aux mêmes types d’activités, certes dans des proportions et pour des services différents pour un type d’activité donnée. Cela permet de justifier et de définir ce que pourrait être un égal accès aux activités de la ville. Cela conduit également à la définition d’un seul panier de biens pour tous les individus (structure a minima des motifs de déplacements les plus récurrents pour tous les individus). Ces définitions normatives font alors abstraction des comportements individuels et ne sont pas en contradiction avec l’objectif de l’égalisation des capabilités, ici réduites à la dimension de l’accès aux activités de la ville.

Dès lors, toujours sur le plan empirique, nous construisons une méthodologie de mesure des (in)égalités de chances pour éclairer les décideurs sur les politiques de transports urbains autour de l’interrogation « accessibilité de qui, à quoi et comment ? ». Nous partons du postulat qu’il convient, en premier lieu, de s’intéresser aux différents groupes sociaux et à leur localisation géographique pour rendre compte des (in)égalités de chances [Baron, 1999]. « La géographie des résidences » est considérée comme « un marqueur utile au repérage des groupes sociaux, des rapports entre groupes, et finalement de la manière dont se structure une société urbaine » [Grafmeyer, 2000, p.32]. Il s’en suit une construction méthodologique permettant d’évaluer les (in)égalités dans les potentiels d’accès à un ensemble d’activités – panier de biens - entre les groupes sociaux des différents quartiers de la ville. L’outil empirique proposé s’appuie sur une réflexion et des connaissances théoriques sur le concept d’accessibilité, en relation ou non avec l’impératif de prise en considération des capabilités des individus.

Par ailleurs, notre travail empirique de thèse est appliqué à l’agglomération lyonnaise. Il s’inscrit dans la continuité d’autres travaux sur ce territoire réalisés par le Laboratoire d’Economie des Transports sur les thématiques des dynamiques de la population et des activités urbaines. Notre travail vise à apporter des éléments de compréhension de la division sociale des espaces urbains, non seulement au regard des caractéristiques socio-économiques, mais également au regard de la contribution des biens de la ville à la séparation et à la mise à distance des groupes sociaux. Nous apportons également des éléments de compréhension sur les conditions plus ou moins inégales d’accès aux biens de la ville.

La vérification des inégalités sociales dans les potentialités d’accès aux activités de service aux ménages procède des résultats de la stratification et de la division sociale des espaces urbains. A ce titre, nous montrons que les inégalités d’accès entre les groupes sociaux sont les conséquences d’inégalités d’accès aux modes de déplacements – notamment la voiture particulière [Claisse et al, 2002] -, mais aussi qu’elles résultent de la répartition hétérogène des activités et de l’offre en transports collectifs dans l’espace urbain. S’il y a des inégalités de capabilités entre les individus des différents quartiers, nous affirmons et démontrons également qu’il y a un cumul et un creusement des inégalités au regard de l’accès au panier de biens. Se cumulent ainsi les disparités selon les niveaux de vie et les positions sociales, les inégalités des droits aux modes de déplacements et, in fine, les inégalités de chances entre les groupes sociaux. Le creusement des inégalités d’accès – en dépit du rôle tenu par les transports collectifs – aux activités de la ville procède de l’évolution de la localisation des activités, qui « suit » dans l’espace urbain, pour partie, la localisation des classes favorisées. Comme le montrent également les études les plus récentes sur les inégalités dans les milieux urbains [Mignot et Buisson, ed, 2005], celles-ci se sont toujours affirmées et procèdent des groupes sociaux dominants, qui par leur force économique, l’idéologie qu’ils diffusent ou par leur pouvoir de consommateurs, façonnent le développement urbain et la division du sol au détriment des plus démunis [Halbwachs, 1932 ; Roncayolo, 1997]. Enfin, nous vérifions les limites d’une politique de transports collectifs en matière d’atténuation des écarts inter-quartiers d’accessibilité et de réduction des inégalités de chances, dus en partie à la morphologie urbaine et son évolution. Ceci est pourtant une des préoccupations affichées par les acteurs publics en matière d’aménagement du territoire et de lutte contre les inégalités de chances [Mouhoud, 2005].