Chapitre 1. Quelle prise en compte de l’égalité des chances dans la prise de décision ?

Depuis deux décennies, les choix d’investissement ou les politiques de transports urbains sont de plus en plus complexes à mettre en œuvre, compte tenu, en partie, des évolutions des espaces urbains qui amènent à de nouvelles problématiques. Comme le cite C. Bersani [1997, p.10] « Les échelles de temps des projets imposent une vision non finie de la ville faite de modestie. La conception d’un projet d’aménagement suppose une part nécessaire d’incertitude. Il faut désormais être capable de concevoir des projets portés par une intervention politique ferme et défendant des valeurs fortes, comme la mixité urbaine et l’égalité sociale, mais aussi pouvant évoluer en fonction des circonstances et des opportunités économiques ». La conception de projet d’aménagement ou de transports pose également le rôle de l’évaluation de ces préoccupations et notamment de la dimension sociale.

La Transition de la ville pédestre à la ville automobile [Wiel, 1999], les changements urbains ainsi que l’évolution des formes urbaines sont à l’origine de préoccupations nouvelles auprès des décideurs. Parmi ces préoccupations, celle du développement durable est actuellement la plus présente dans les discours ou dans la mise en œuvre des politiques de transports urbains. La notion de développement durable apparaît au début des années 1980. Elle s’impose sur la scène internationale dans les années 1990. Elle est couramment conçue comme l’articulation de trois dimensions : le développement et l’efficacité économique, le respect de l’environnement, et la recherche d’une plus grande équité sociale. Cette conception se décline dans tous les champs et dans tous les domaines, en particulier dans le domaine des transports urbains. Dès lors, l’exigence des réflexions relatives aux transports urbains est d’intégrer et de répondre à ces préoccupations tout au long de l’action publique, aussi bien dans la construction d’une politique, dans sa mise en œuvre que dans sa réalisation.

Par ailleurs, les processus d’évaluation des politiques de transports urbains s’inscrivent dans le processus de l’action publique. « Evaluer une politique, c’est former un jugement de valeur de cette action » [Viveret, 1989, p.15]. De ce fait, les préoccupations en termes de développement durable doivent également être considérées dans les évaluations de projets et des politiques de transports. Selon J. Vivier [1998], cela nécessite un développement et un renouveau des méthodes d’évaluation socio-économique des projets de transports, afin de prendre en compte ces nouvelles considérations.

A l’instar de l’efficacité économique et du respect de l’environnement, la dimension sociale, présente dans la conceptualisation du développement durable, est une des préoccupations majeures des décideurs de l’action publique. Nous définissons ici la dimension sociale à travers les termes d’égalité des chances entre les individus et la recherche de cohésion sociale. Cette définition retenue n’est pas unanime et n’a pas la prétention de cerner l’ensemble des aspects que différents acteurs pourraient apporter à sa compréhension. Par exemple, dans la conception du développement durable, la dimension sociale est définie comme englobant les domaines de la santé, de l’éducation, de l’habitat, de l’emploi, de l’équité intra et inter-générationnelle ainsi que de la prévention de l’exclusion sociale, définition relativement large et générique. La définition retenue dans le cadre de nos travaux, dictée par les mots « égalité des chances entre les individus », entend la considération des situations des différentes catégories d’individus vis-à-vis de leurs besoins et de leurs capacités (« capabilité » selon A. Sen [1985]) à travers l’ensemble des opportunités que leur propose le territoire urbain au sein duquel ils évoluent. Elle a pour objet de prendre en compte les modes de fonctionnement, les modes de vie et les pratiques sociales des individus.

Si la dimension sociale et la recherche de cohésion sociale pour réduire les inégalités sont au cœur des préoccupations des décideurs, c’est parce qu’il y a une nécessité d’intervenir dans l’action publique. Cette nécessité s’explique, non seulement par l’appropriation de la notion du développement durable, mais aussi par un fort constat de croissance des inégalités entre les individus et par un processus de ségrégation et de paupérisation des populations qui s’accentue. La préoccupation est majeure puisque « ces quartiers que l’on dit « sensibles », et qui tendent à être définis comme des ghettos, voire des zones de non droit, constituent le problème social et politique par excellence de la société française » [Avenel, 2004, p.130]. Le milieu des années 1970 est marqué par une crise économique et un changement de structure de l’emploi. Ces deux facteurs ont contribué conjointement à l’appariation d’un chômage de masse touchant en priorité les populations ouvrières et employées les moins qualifiées, par ailleurs surreprésentées dans les quartiers d’habitat social. « Ces quartiers ont subi de plein fouet les effets de la désindustrialisation et de la segmentation interne des classes populaires dont les franges les plus fragiles ont basculé dans le chômage et la précarité de l’emploi » [Avenel, 2004, p.26]. Les mutations de l’économie (économie de services, nouvelles technologies de l’information et de la communication, nouveaux emplois dans le secteur tertiaire demandant un niveau de qualification plus élevé) ainsi que la crise économique ont eu un impact sur l’existence d’inégalités entre les individus qui s’ancreront et croîtront avec les années suivantes. « Avec la crise et surtout la persistance de celle-ci, disparaît l’espoir de voir se résoudre les questions de chômage et de pauvreté par une croissance « naturelle » de ces territoires [où le chômage se développe et la population se paupérise], croissance désormais hypothétique. Chômage et précarité se développent et s’inscrivent dans le paysage » [Mignot et Buisson, ed, 2005, p.341]. C’est le chômage structurel qui bloque les mécanismes d’intégration et fige les populations des « quartiers sensibles » dans un « véritable processus d’involution sociale entretenue par une série de processus ségrégatifs qui font système » [Avenel, 2004, p.27], perturbant les dynamiques internes des quartiers [Fitoussi et al, 2003]. La conséquence en est une persistance et une propagation du processus de ségrégation urbaine dans le temps et l’espace « en concernant la plupart des dimensions de la vie quotidienne des habitants. Ainsi en va-t-il à propos de l’accès inégal à l’emploi – [Wenglenski, 2003, 2005] –, mais aussi au système scolaire et plus généralement aux potentialités urbaines » [Avenel, 2004, p.27].

Non seulement les processus de ségrégation s’accentuant 1 , mais aussi la croissance des inégalités entre les individus et les territoires des espaces urbains, interrogent les décideurs quant aux actions publiques à mettre en œuvre dans un objectif de « mixité sociale ». De nombreuses études mettent en évidence la tendance à la croissance des écarts et des inégalités selon les revenus entre les individus, sur plusieurs échelles territoriales, allant des comparaisons entre les villes aux comparaisons entre les quartiers d’une même ville. S’il y a un creusement des écarts entre les territoires pauvres et les territoires riches, la croissance des inégalités contribuant au processus de ségrégation est provoquée par les individus les plus riches attirant « dans leur orbite les classes moyennes et aisées qui leur ressemblent » [Mignot et Buisson, ed, 2005, p.352]. Les processus de (re)production, de croissance des différenciations et des inégalités sont donc une réalité des territoires urbains.

Les enjeux en termes d’équité sociale et d’égalité des chances entre les individus se retrouvent dans les discours des décideurs tout comme dans les outils législatifs français. Même si l’égalité de droits et l’égalité des chances sont inscrites dans les textes législatifs depuis le début des années 1980 [L.O.T.I., 1982], une montée en puissance de ces valeurs apparaît seulement à la fin des années 1990. La loi sur la Solidarité et le Renouvellement Urbain 2 [2000] renforce, en particulier, le rôle des Plans de Déplacements Urbains qui doivent prendre en compte les enjeux dont l’Etat est garant, à savoir les questions de ségrégation et de développement durable garantissant une égalité des chances entre les individus. S’il s’agit de préoccupations fortes de l’action publique, c’est bien parce que l’objectif des décideurs est celui de la recherche d’une cohésion sociale, qui passe par une réduction des disparités socio-économiques entre les individus.

Par conséquent, il y a un intérêt certain et une nécessité absolue de prendre en compte les aspects sociaux dans la prise de décision relative aux projets de transports urbains. Ils correspondent à des enjeux de société (de la société urbaine), à des attentes et des exigences fortes de la population, dans un contexte de plus en plus incertain et critique en termes de durabilité intra et intergénérationnelle.

La question principale qui se pose alors, et à laquelle nous proposons une réponse, est celle de savoir si la dimension sociale, en termes d’égalité des chances et de recherche de cohésion sociale, est prise en compte dans les outils d’aide à la décision en matière de transports urbains. Nous montrons dans quelle mesure nous pouvons la considérer, notamment à partir des légitimations théoriques de l’éthique économique et sociale.

La première partie de chapitre est consacrée à l’analyse du processus d’institutionnalisation des procédures d’évaluation des projets de transports. Nous rendons compte des pratiques évaluatives en France depuis la fin de la Rationalisation des Choix Budgétaires (1984) jusqu’à nos jours, aussi bien sur le plan purement institutionnel que sur le plan législatif et sur les méthodes d’évaluation. Nous montrons dans quelle mesure la dimension sociale, en termes d’égalité des chances, est prise ou pas en considération dans ces pratiques évaluatives.

Ceci nous conduit à la seconde partie où nous poursuivons l’analyse des questions d’égalité des chances et de justice sociale dans les fondements théoriques des outils d’évaluation. Nous abordons alors les limites de la théorie utilitariste et de l’analyse coûts-avantages. L’objectif est d’analyser dans quelles mesures ces outils permettent de considérer la justice redistributive, même si cette dimension n’est pas suffisante par rapport à la question de l’égalité des chances et des modes de fonctionnement des individus.

Comme nous montrons qu’on ne peut faire dire au calcul économique ce pourquoi il n’est pas fait, nous rendons compte et justifions, dans la troisième partie, la mesure des inégalités de chances entre les individus à travers les fondements théoriques de la justice sociale mise en œuvre par les économistes égalitaristes dans les réflexions philosophiques sur l’éthique économique et sociale 3 . Cela nous conduit à formuler notre problématique qui est d’affirmer la possibilité de rendre compte des enjeux sociaux, sur un de ces aspects – l’égalité des chances entre les individus vis-à-vis des aménités de la ville – dans la prise de décision.

Notes
1.

« La persistance en quelques espaces « non privilégiés » d’une population à très faible revenu à côté d’espaces qui semblent se développer conduit à se poser la question de l’existence et du développement de la ségrégation spatiale » [Mignot et Buisson, ed. 2005, p.341].

2.

La loi S.R.U. est l’aboutissement d’un débat national de 1999 sur le thème « Habiter, se déplacer… vivre en ville » qui faisait ressortir le besoin de mettre en œuvre plus de cohérence entre les politiques d’urbanisme et les politiques de déplacements urbains dans une perspective de développement durable.

3.

L’éthique économique et sociale n’est qu’une partie du champ de l’éthique. C. Arnsperger et P. Van Parijs [2003] définissent l’éthique économique comme « la partie de l’éthique qui traite des comportements et des institutions » relativement à la sphère économique, cette dernière étant « l’ensemble des activités d’échanges de biens et services et de production associée à cet échange » [Arnsperger et Van Parijs, p.5-6]. Cette dimension de l’éthique n’a de sens que si, dans les sociétés, l’activité qui peut être qualifiée d’économique est suffisamment différenciée des autres aspects de l’existence. L’éthique sociale est définie comme étant la partie de l’éthique qui porte sur la manière dont la société s’organise collectivement, plutôt que la façon dont chacun se comporte individuellement au sein de cette société. « L’éthique sociale est simplement la philosophie politique, entendue comme une partie de la philosophie morale ou de l’éthique » [Arnsperger et Van Parijs, 2003, p.6].