1.2. Quelle évolution et institutionnalisation des méthodes et pratiques d’évaluation dans le domaine des transports ?

Les méthodologies d’évaluation des décisions politiques suivirent également des évolutions sur ces deux dernières décennies. Le Ministère des Transports, de l’Equipement, du Tourisme et de la Mer, en collaboration avec le Conseil National d’Evaluation et le Conseil Général des Ponts et Chaussées, a joué un rôle particulier dans les pratiques et les évolutions méthodologiques de l’évaluation apportées au domaine des transports.

Sur le plan institutionnel, les argumentations sur les obligations de l’évaluation et les contraintes à prendre en compte se font effectuées sur différentes périodes. La Loi d’Orientation des Transports Intérieurs (L.O.T.I.) du 31 décembre 1982 en fut le point de départ, en insistant sur le fait de mener l’évaluation des projets de transports avant, pendant et après leur réalisation (article 14 de la L.O.T.I.).

Encadré 1 : Article 14 de la L.O.T.I., modifié par la Loi 99-533 du 25 juin 1999
« Les choix relatifs aux infrastructures, équipements et matériels de transport et donnant lieu à financement public, en totalité ou partiellement, sont fondés sur l'efficacité économique et sociale de l'opération. Ils tiennent compte des besoins des usagers, des impératifs de sécurité et de protection de l'environnement, des objectifs du plan de la Nation et de la politique d'aménagement du territoire, des nécessités de la défense, de l'évolution prévisible des flux de transport nationaux et internationaux, du coût financier et, plus généralement, des coûts économiques réels et des coûts sociaux dont ceux des atteintes à l'environnement.
Les grands projets d'infrastructures et les grands choix technologiques sont évalués sur la base de critères homogènes intégrant les impacts des effets externes des transports relatifs notamment à l'environnement, à la sécurité et à la santé et permettant de procéder à des comparaisons à l'intérieur d'un même mode de transport et entre différents modes ou combinaisons de modes. Ces évaluations sont rendues publiques avant l'adoption définitive des projets concernés. Lorsque ces opérations sont réalisées avec le concours de financements publics, un bilan des résultats économiques et sociaux est établi au plus tard cinq ans après leur mise en service. Ce bilan est rendu public. »
Sources : [Journal Officiel de la République Française, 1999]

Le Ministère des Transports se soucie en outre assez rapidement de différentes préoccupations. La circulaire Bianco du 15 décembre 1992 et la loi Barnier du 2 février 1995 insistèrent sur le point particulier du débat public dans les politiques publiques 12 . Les décisions publiques se veulent participatives, sous forme de concertation des « électeurs » et de débats publics. La participation des citoyens reste cependant marginale dans l’ensemble du cheminement de l’action publique. « En pratique, le principe de participation du citoyen se limite la plupart du temps à une consultation traditionnelle, consultation qui s’effectue plus en amont de la planification du projet » [Plottu, 1998, p.310] de transport.

Depuis la fin de la période de la Rationalisation des Choix Budgétaires (1984), même si le calcul économique est mis en œuvre pour les évaluations des projets de transport, celui-ci est complété par l’usage de méthodes « qualitatives » au fil des différentes étapes d’institutionnalisation. Le recourt à deux pratiques méthodologiques assez différentes 13 se réalise en fonction des critiques qui pouvaient être avancées sur chacune d’entre elles. Afin d’harmoniser les procédures des choix d’investissements en transports, un groupe d’expert du Commissariat Général au Plan, sous la direction de M. Boiteux, a proposé de réhabiliter, dans l’évaluation, le calcul économique sous la forme de l’analyse coûts-avantages [Boiteux, 1994]. Ce rapport propose également de prendre officiellement en compte dans le calcul économique la question de l’environnement de plus en plus préoccupante au niveau politique. Une mise en application des recommandations du rapport Boiteux a été faite par la circulaire « Idrac » de 1995 (circulaire relative aux méthodes d’évaluation économique des investissements routiers en rase campagne) réactualisée en 1998 par la circulaire « Brossier ». Cependant, même si les coûts environnementaux sont mesurés et valorisés, à l’aide des recommandations du rapport Boiteux ou des circulaires Idrac ou Brossier, l’environnement n’apparaît pas comme un élément majeur des procédures d’évaluation. C’est en 1996 que cette prise de conscience de nouvelles dimensions dans l’action publique a été traduite dans la Loi sur l’Air et l’Utilisation Rationnelle de l’Energie (L.A.U.R.E.) du 30 décembre 1996, par une précision de l’article 14 de la L.O.T.I., devant prendre en compte les coûts sociaux portant atteinte à l’environnement.

Une deuxième version réactualisée du rapport Boiteux a été publiée en 2001. Ce second rapport « Boiteux » reprend et actualise, entre autres, les valeurs monétarisées des coûts externes introduits en 1994 – notamment la revalorisation des effets environnementaux et de la valeur de la vie humaine (Tableau 1), et ce, en essayant de tenir compte des résultats des études européennes entreprises sur la période de 1994 à 2000. « Cela conduit à préconiser des jeux de valeurs qui collent de plus près qu’auparavant à la réalité des phénomènes et des comportements » [Boiteux, 2001, p.4].

Le champ de l’évaluation est également étendu, en considérant un plus large nombre de dimensions socio-économiques 14 . Mais, ces nouvelles recommandations donnent encore moins de poids à la dimension environnementale dans les décisions politiques 15 . Cela constitue un certain recul par rapport au processus amorcé au milieu des années 1990, où s’affirmait, au niveau législatif [Boiteux 1994, L.A.U.R.E., 1996], une volonté de prendre en compte les effets environnementaux. Les recommandations qui émanent du rapport Boiteux de 2001 et de l’Instruction Cadre de 2004 d’évaluation des grands projets d’infrastructures de transports, conduisent à une dispersion des inputs à prendre en compte dans les évaluations socio-économiques. Et ce, d’autant plus que ce rapport ne met pas en perspectives les différentes priorités des politiques de transports mises en œuvre. Les effets environnementaux à considérer s’effacent ainsi un peu plus dans le calcul économique (cf. section 3.3).

Tableau 1 : Evolution des valeurs monétarisées des effets environnementaux et de la valeur de la vie humaine
  Rapport Boiteux de 1994 / Circulaire Brossier de 1998 (en euros 99) Rapport Boiteux de 2001 / Instruction Cadre d’évaluation de 2004 (en euros 2000)
Valeur de la vie humaine(I)
Tué 0,65 M€ 1,5 M€
Blessé grave 66,4 m€ 225 m€
Blessé léger 14 m€ 33 m€
Effets de serre 69€ / tonnes de carbone 100 € / tonnes de carbone (2000-2010)
+3% après 2010
Pollution atmosphérique (pour la voiture particulière)(II)
En milieu urbain : 1,5€/100.véh.km En milieu urbain dense : 2,9€ /100.véh.km
En milieu urbain diffus : 1€/100.véh.km
En rase campagne : 1€/100.véh.km En rase campagne : 0,1€/100.véh.km
(I) Nous avons affiché les valeurs de la vie humaine du rapport Boiteux de 2001 retenues pour les projets de transports collectifs. Les valeurs retenues pour les projets de transports routiers sont de l’ordre de 66% de celles des projets en transports collectifs.
(II) Les valeurs monétarisées sont également déclinées dans le rapport Boiteux de 2001 pour les poids lourds, les trains diesel et les bus.

Sources : [Boiteux, 1994 et 2001], [Brossier, 1998] et [Instruction Cadre, 2004]

Ces différents renouvellements sur la forme des méthodes d’évaluation - notamment dans le domaine des transports - sont le fruit des évolutions des préoccupations concernant les politiques publiques. Mais, elles s’ancrent difficilement dans les pratiques évaluatives des projets. On constate que « la conception de l’évaluation se complexifie encore au fur et à mesure qu’elle prend en compte les utilisateurs potentiels. La démocratisation de l’évaluation oriente ce faisant celle-ci vers la prise en compte de la demande sociale et des besoins des utilisateurs ». [Meunier, Noléo, 2001, p.1]. Peu de choses ou presque ont évolué sur le fond. « Il existe bel et bien un écart de plus en plus perceptible entre les objectifs déclarés de l’évaluation (prise en compte des impacts, socio-économiques et environnementaux, participation du débat public à la décision) et l’exercice réel de la décision (prise en compte très partielle des effets socio-économiques et environnementaux, séparation entre participation et décision) » [Plottu, 1998, p.317]. Enfin, «si on assiste à ce jour à des modifications des poids respectifs des acteurs dans la prise de décision, peu de changements significatifs dans les méthodes d’évaluation sont encore intervenus, même si on observe une importance croissante accordée aux effets environnementaux. » [Meunier, Noléo, 2001, p.13].

Notes
12.

A la suite des difficultés rencontrées dans le cadre du projet TGV Méditerranée, M. Querrien et le Préfet Carrère ont réalisé deux missions qui aboutirent à la circulaire Bianco du 15 décembre 1992. Cette circulaire prévoit, dès la conception des projets, la mise en place d’une procédure de concertation sur l’opportunité des grands projets d’infrastructures. La loi « Barnier » du 2 février 1995 relative à la protection de l’environnement conçoit la mise en œuvre d’une Commission Nationale du Débat Public (C.N.D.P.), « héritière de la circulaire Bianco et des procédures québécoises du « bureau des audiences publiques sur l’environnement (BAPE) » [CNDP, http://www.debat.public.gouv.fr ]. La C.N.D.P., créée en 1997, a pour principale mission « d’organiser un débat public sur les objectifs et caractéristiques principales des grandes opérations d’aménagement d’intérêt national d’Etat, des collectivités territoriales, des établissements publics et des sociétés d’économie mixte » [Op. cit.]. Depuis, la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité, la C.N.D.P. est devenue une autorité administrative indépendante et garante du débat public.

13.

Dans le cas français, les méthodes quantitatives mises en œuvre correspondent à l’analyse coûts-avantages (cf. Partie 2). Et, les méthodes qualitatives mise en œuvre correspondent à des analyses multicritères.

14.

Le rapport « Boiteux » de 2001 explore des domaines qui étaient, dans le précédent rapport, « jugés peu accessibles à l’analyse économique, comme la congestion urbaine ou l’occupation des sols » [Boiteux, 2001, p4]. Il s’agit de dimensions sur lesquelles, compte tenu de l’état de l’art des études relatives à ces enjeux, le rapport propose seulement des méthodes et des recommandations sur la poursuite des études.

15.

Les résultats des évaluations de projets ne sont pas influencés par la prise en compte des effets environnementaux dans le calcul économique, suite aux recommandations du rapport Boiteux de 1994 [Faivre d’Arcier et Mignot, 2000]. De plus, suite à la réactualisation du rapport [Boiteux, 2001], on constate, par simple comparaison des valeurs monétarisées de la pollution atmosphérique entre 1994 et 2001 (Tableau 1), que celle correspondant à la voiture particulière en rase campagne est divisée par dix. De plus, celle correspondant à la voiture particulière en milieu urbain n’évolue que peu entre les deux périodes. Alors que nous sommes dans un contexte d’aménagement du territoire où la question relative au respect de l’environnement est de plus en plus préoccupante, les méthodes de l’évaluation ne reflètent pas cette opinion.