2.1. L’Etat et son «bébé »

La culture historique entretenue par l’Etat est retranscrite dans le processus d’institutionnalisation de l’évaluation. Le modèle historique de régulation jacobine est très apparent dans ce processus et dans les diverses dynamiques des années 1990. D’après V. Spenlehauer [1998(a)], l’idée et la pratique de l’évaluation sont intimement liées depuis longtemps à celles de la planification nationale et de l’action gouvernementale. Il insiste en affirmant que c’est parce que son institutionnalisation reste confinée au cœur de l’Etat Central qu’elle est le résultat d’une politique nationale hypercentraliste et inopérante. Les approches adoptées se sont organisées autour d’un débat purement technico-administratif, loin des événements et des acteurs locaux. Cet argument reste d’actualité, même si l’évaluation se démocratise et tente d’intégrer les préoccupations locales des acteurs. Ce débat est très caractéristique de la position de l’Etat, producteur de connaissance sur la société. L’Etat justifie ainsi des dispositifs exclusivement consacrés aux besoins exécutifs et sous contrôle direct du gouvernement. La mise en œuvre de ce modèle procédural d’évaluation est caricaturée de corporatrice dans le sens où elle est le produit d’acteurs de l’Etat central : « certains segments isolés de la haute fonction publique ont forgé le modèle devant encadrer la pratique de l’évaluation. » [Spenlehauer, 1998(a), p.47].

D’autre part, comme la puissance gouvernementale apparaît dans les pratiques évaluatives des projets, par le simple fait que l’autorité hiérarchique est à la fois juge et partie de la procédure d’évaluation [Gamon, 1999], elle la codifie, elle la réalise et la contrôle. La maîtrise des connaissances et des techniques de formalisation des évaluations économiques dans le domaine des transports émane principalement des corps d’Etat et notamment du Conseil Général des Ponts et Chaussées (C.G.P.C.). Faute d’acteurs, autres que le C.G.P.C. et des ingénieurs économistes (culture des corps d’Etat), ayant les compétences requises dans ce domaine, les évaluations sont drainées par une « autorité informelle qui repose sur un fort encadrement méthodologique, dont la maîtrise demeure entre les mains de quelques experts » [Meunier, Noléo,2001, p.11] de la haute fonction publique.

Même si l’Etat a construit «son outil évaluatif », cela ne s’est pas réalisé sans rivalités entre les différents acteurs, hauts fonctionnaires dont les intérêts propres divergent. A titre d’exemple, « l’échec patent de la politique de développement de l’évaluation lancée par M. Rocard en 1990 résulte du non-règlement du conflit opposant néo-planificateurs et anti-rationalistes centraux sur la question de la rationalisation de l’action publique. » [Spenlehauer, 1999, p.96]. La représentativité, les intérêts idéologiques ou individuels, et les appartenances corporatistes des différents groupes ont une force considérable dans les débats technico-administratifs. Dans chacune des tentatives pour inscrire l’évaluation sur l’agenda politique, les groupes d’experts et hauts fonctionnaires, n’arrivant pas à se concilier, ont mis un frein à ces processus [Spenlehauer, 1998(a), 1999].

Enfin, la mise en œuvre des procédures d’évaluation des années 1990 est confrontée à des lourdeurs administratives, une faible transparence et une incompréhension des procédures de la part des acteurs et des administrations mobilisés. Compte tenu du manque de clarté du fonctionnement de ces procédures, de la position culturelle et historique de l’Etat, des divergences des différents hauts fonctionnaires et des hésitations rencontrées dans la politique d’évaluation, l’Etat a laissé implicitement apparaître un désintérêt dans l’instauration de cet outil. Le désintérêt est d’autant plus important qu’il existe d’autres outils – audit, contrôle – qui ont déjà fait leurs preuves dans le domaine de l’action publique. Il résulte des antécédents de la Rationalisation des Choix Budgétaires et du contexte du début des années 1980, période à laquelle les institutions françaises ont renoncé à cet outil d’aide à la décision. « Les conditions dans lesquelles la France a tourné le dos à la R.C.B. (par pure et simple suppression de la procédure en 1984) 18 ont eu des conséquences négatives pour le développement ultérieur de l’évaluation : « on a jeté le bébé avec l’eau du bain au point que l’évaluation a perdu tout soutien significatif à l’échelon gouvernemental » [Toulemonde, 2000, cité dans Perret, 2001, p.76].

Notes
18.

La R.C.B. a été abandonnée en 1984 parce qu’elle a perdu toute influence dans les décisions budgétaires dans une période (début des années 1980) de gestion conjoncturelle de l’Etat qui ne laisse que peu de place aux programmes de dépense.