3.1. Des méthodes technico-administrative, loin d’une réalité locale

Le canevas des méthodes d’évaluation des investissements en transports est conçu dès les années 1970, avec la participation d’économistes français, sur la base de l’ouvrage de H. Levy-Lambert et H. Guillaume La Rationalisation des Choix Budgétaires : techniques d’analyse [1971] et avec l’élaboration de circulaires dont celle du 20 janvier 1970 comportant les modalités de mise en œuvre du calcul économique et de l’analyse coûts-avantages dans l’évaluation des projets de transports.

A la suite de nombreuses hésitations méthodologiques depuis la fin de la période de la R.C.B. jusqu’au milieu des années 1990 21 , le groupe « Boiteux », composé d’experts et de hauts fonctionnaires, dicte une trame méthodologique qui se veut uniformisatrice. Le rapport Boiteux [1994] a permis une harmonisation des choix méthodologiques importants, en réhabilitant l’analyse coûts-avantages comme méthode d’évaluation.

Cependant, les choix réalisés ne font pas l’objet d’un débat démocratique large (avec le public ou les responsables politiques). Même si de nombreux interlocuteurs furent présents dans ce groupe - aussi bien en 1994 qu’en 2001 lors de la réactualisation du rapport « Boiteux » -, chacune des décisions quant aux effets à prendre en compte dans l’évaluation a fait, au-delà de la faible prise en considération de l’opinion publique, l’objet de pressions et de rapport de forces entre les différents corps de hauts fonctionnaires et les lobbys 22 . Ceci est d’autant plus problématique que cela renvoie à des questions plus fondamentales telles que la place des différents impacts des projets à considérer dans la décision publique.

Cette approche méthodologique montre encore la position jacobine d’un Etat identifié comme producteur de connaissance. Ainsi, au-delà du fait d’être ressentie comme une obligation législative, l’évaluation est toujours perçue comme une « boite noire » et non un outil d’aide à la décision et un élément de débat public. Le système productif de connaissance et la procédure d’évaluation ainsi mise en œuvre par les experts et les hauts fonctionnaires de l’Etat conduisent à renforcer le sentiment de méfiance, d’incompréhension ou de méconnaissance des décideurs vis-à-vis d’un outil imposé, divergeant pour partie de leurs préoccupations et, par conséquent, qu’ils ont du mal à s’approprier.

En outre, l’uniformisation et l’homogénéisation méthodologique amorcées par le groupe Boiteux – et reprise dans l’Instruction Cadre de l’évaluation économique des grands projets d’infrastructures de transports [M.E.L.T., 2004] – sont limitées dans leur application locale. J. Maurice et al. [2001] rendent compte, dans le cadre particulier de l’évaluation des projets de transports urbains, de l’état de conscience des écarts entre les uniformisations « étatiques » et le particularisme local. « L’évaluation socio-économique des projets d’infrastructure de transport en milieu urbain soulève de grandes difficultés théoriques et pratiques, qui rendent fort difficile l’établissement d’un projet de circulaire applicable indifféremment à tous les transports en milieu urbain » [Maurice et al, 2001, p.40]. L’idée d’élaborer un processus méthodologique d’évaluation commun et unique dans le cadre des transports urbains est avortée. Et ce d’autant plus que les experts du Conseil Général des Ponts et Chaussées ont rencontré de nombreuses difficultés insurmontables dans les tentatives des années 1990 (Encadré 3) d’établir des règles d’évaluation communes à l’ensemble des projets de transports urbains [Bernard et Bureau, 1995 ; Quinet, 1997].

Encadré 3 : Tentatives d’établir des règles communes d’évaluation des projets de transports urbains
Le C.G.P.C. avait amorcé des tentatives d’harmonisation des choix méthodologiques des projets de transports urbains, à la suite du premier rapport Boiteux de 1994. Un premier groupe de travail dirigé par A. Bernard et D. Bureau en 1995 avait pour mission de porter des éléments de réflexion sur l’évaluation et sur l’adaptation des méthodes de calcul économique aux transports urbains. Ces réflexions devaient aboutir à cinq recommandations : « la recherche d’une meilleure connaissance des déplacements ; l’établissement d’un programme détaillé de rénovation des outils ; une réflexion sur la politique de développement des modèles ; l’élaboration d’une circulaire adaptée aux choix d’investissements en milieu urbain [sur le même principe que la circulaire Idrac du 3 octobre 1995] ; la réalisation simultanée de notices techniques » [Bernard et Bureau, 1995, p.3 à p.5]. Les conclusions étaient également de poursuivre la recherche sur la prise en compte des aspects structurels des transports urbains, sur la prise en compte des coûts externes tels que le bruit, la pollution et la valeur du temps, et sur la mise en place d’un groupe d’experts qui avait pour mission de clarifier les débats relatifs aux outils de régulation du trafic en milieu urbain.
Un second groupe de travail dirigé par E. Quinet en 1997 avait pour mission d’éclairer les débats récurrents sur l’opposition entre les acteurs contestant les évaluations économiques à la vue de la complexité des processus urbains et les acteurs tentés de reproduire les méthodes d’évaluation utilisées par ailleurs. Il s’agissait bien de réhabiliter le calcul économique dans les évaluations des projets de transports urbains, mais en tenant compte de la complexité des espaces urbains, et ce faisant, en se distinguant des méthodes d’évaluation appliquées dans le cadre des projets de transports interurbains [circulaire Idrac, 1995 ; circulaire Brossier, 1998]. L’objectif est « de définir les soubassements théoriques et méthodologiques susceptibles de fonder une évaluation économique des projets de transports urbains » [Quinet, 1997, p.3]. Mais, ce rapport elliptique décline très rapidement des recommandations d’ordre générales qui ne vont guère plus loin que celles déjà énoncées dans le précédent rapport de 1995.
Malgré les volontés affichées par les groupes de travail, ni l’un, ni l’autre n’ont abouti à l’établissement de méthodes et de règles d’évaluation communes à tous les projets urbains, puisque très rapidement, la complexité et le particularisme de chaque milieu urbain introduit un grand nombre de difficultés de compréhension des phénomènes à prendre en compte dans l’évaluation.

J. Maurice suggère, en conséquence, « dans le respect de la libre administration des collectivités territoriales » [Maurice et al, 2001, p.42], de s’en tenir aux préconisations du rapport Boiteux de 2001, avec l’élaboration de recommandations faites par des administrations telles que le Centre d’Etudes sur les Réseaux, les Transports, l’Urbanisme et les constructions publiques [C.E.R.T.U., 1997, 1998, 2003] 23 . Serait-ce un désengagement des entités étatiques à la quête d’une crédibilité, souvent mise à mal quant à leurs positions historiquement jacobines, en tant qu’administrations d’un Etat producteur de connaissances sur la société, qui, paradoxalement, accélère le processus de décentralisation depuis l’an 2000 ?

Notes
21.

Si l’analyse coûts-avantages a perdu de l’importance sur cette période, c’est en partie dû à son application trop technocratique, comme ce le fut pendant la période de la R.C.B.. « L’aspect « boite noire » du calcul économique, la mauvaise justification de la monétarisation systématique de tous les effets » [Faivre d’Arcier et al, 1994, p.13] firent que l’analyse multi-critières lui fut privilégiée, d’autant plus que la forme désagrégée de cette méthode donne l’impression aux décideurs de mieux maîtriser chacun des effets. Sur ces deux dernières décennies, les évaluations étaient faites soit sur la base de l’analyse multi-critères soit de l’analyse coûts-avantages sans qu’il n’y ait d’harmonisation des procédures évaluatives.

22.

Il figurait, dans la réactualisation du rapport Boiteux [2001], une attitude non favorable aux effets environnementaux, malgré la présence d’agents du Ministère de l’Environnement. En outre, parmi les participants au groupe Boiteux de 2001, les lobbys sont également représentés par l’Association des sociétés françaises d’autoroutes (A.S.F.D.), Aéroports de Paris (A.D.P.), Scetauroute / Groupe Egis, et par le Comité des constructeurs français d’automobiles (C.C.F.A.).

23.

D’une part, le Syndicat des Transports Parisien (devenu Syndicat des Transports de l’Ile de France) a établi en 1998 un rapport sur les méthodes d’évaluation des projets d’infrastructures de transports collectifs en Ile de France. Il propose un cadre d’évaluation en huit points : les performances socio-économiques monétarisées, les performances financières, l’adéquation des projets aux objectifs affichés, l’impact sur les déplacements, la qualité de service, l’environnement, l’emploi et les facteurs de résistance au projet. D’autre part, le C.E.R.T.U. a établi trois ouvrages, dont le dernier propose des recommandations pour l’évaluation socio-économique des transports en commun en site propre [C.E.R.T.U., 1997, 1998, 2003].