1. Principes d’égalité et d’équité

« Dans toutes les décisions relatives aux transports, il y a des gagnants et des perdants. Il n’est pas de politique neutre en la matière. On peut aussi prétendre que le système actuel n’est pas équitable. […]. Les problèmes-clés à aborder sont d’établir qui sont les gagnants et les perdants, déterminer également si les coûts/bénéfices peuvent faire l’objet d’une imputation. Enfin, la question est d’établir si l’on a les moyens de mettre en œuvre une politique des transports qui permette à la fois d’identifier et de ventiler équitablement ces coûts. » [Banister, 1999, p.2]. Affirmer qu’une politique n’est pas neutre, c’est accepter que toutes les décisions politiques engendrent des situations aussi diverses qu’il peut y avoir de catégories socio-économiques différentes d’individus. C’est également accepter de prendre en considération les inégalités. De fait, une politique de transports peut tendre à répondre à des enjeux sociaux ou spatiaux. Pour appréhender ces enjeux, nous partons d’une brève analyse terminologique sur les concepts d’égalité et d’équité.

En lui-même, le concept d’égalité n’a pas de corps [Rosanvallon et Fitoussi, 1996]. La difficulté de son appréhension est due à son aspect multidimensionnel. A. Sen [1992] affirme que pour analyser et mesurer l’égalité ou l’inégalité, il est nécessaire de se poser la question de savoir de quelle égalité ou de quel critère d’égalité on parle. « La définition de l’égalité dans l’une de ses dimensions implique au sens causal l’acceptation d’inégalités en d’autres dimensions » [Rosanvallon et Fitoussi, 1996, p.97]. Définir l’égalité ne peut se faire que par la compréhension et l’acceptation de situations inégales par ailleurs entre les individus ou entre les espaces.

Le second concept qui permet d’apprécier les enjeux sociaux ou spatiaux d’une politique est celui de l’équité 27 . L’équité est une propriété ou la recherche de critères d’égalité plus exigeants que ceux existant dans un système [Rosanvallon et Fitoussi, 1996] 28 . En ce sens, elle ne s’oppose pas à l’égalité. Selon J. Rawls [1971], l’équité consiste, pour l’Etat, à combattre les inégalités qui ne profitent pas aux individus les plus défavorisés. Mais, une société juste n’est pas une société égalitaire. C’est une société équitable où les situations procurant le plus d’avantages sont accessibles à tous et où les avantages obtenus profitent également aux « laissés pour compte » [Rawls, 1971].

Trois critères d’égalité sont identifiables dans les outils législatifs ou les politiques publiques mis en œuvre. Il s’agit des critères d’égalité des droits 29 , d’égalité des chances 30 et d’égalité de situation 31 . Dans Théorie de la Justice [1971], J. Rawls les identifie dans les principes de la justice. « (1) Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales à tous, compatible avec un même système égal pour tous. (2) Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient (a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’un juste principe d’épargne, (b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances » [Rawls, 1971, p.91].

Le premier principe est rattaché au critère d’égalité de droits des individus, comme l’annonce l’article 1er de la L.O.T.I. [1982] (Encadré 5)dans le domaine des transports : un droit au transport pour un accès aux biens et services d’un espace urbain. S. Souche et C. Raux [2001] définissent, à partir de ce principe, l’« équité territoriale » caractérisée par une recherche de garantie, dans tout espace géographique, d’un droit d’accès aux aménités – et non une égalité des chances vis-à-vis de ces aménités.

Encadré 5 : Article 1er de la L.O.T.I. [1982]
« Le système de transport intérieur doit satisfaire les besoins des usagers dans les conditions économiques et sociales les plus avantageuses pour la collectivité. […] Ces besoins sont satisfaits par la mise en œuvre des dispositions permettant de rendre effectifs le droit qu’a tout usager de se déplacer et la liberté d’en choisir les moyens ainsi que la faculté qui lui est reconnue d’exécuter lui-même le transport de ses biens ou de le confier à l’organisme ou à l’entreprise de son choix. »

Sources : [Journal Officiel de la République Française, 1982]

Le deuxième principe de John Rawls est rattaché aux critères d’égalité de situation (a) et de chances (b). Ce dernier, censé être pris en compte dans l’action publique, en assurant, en termes de transports, un accès des individus aux aménités de la ville, est inscrit dans le cadre de la Loi d’Orientation sur l’Aménagement et le Développement du Territoire de 1995 [L.O.A.D.T.]. Afin de contribuer à l’insertion sociale de chacun des individus, les discours politiques font de plus en plus ressortir la valeur d’égalité des droits comme condition d’une égalité des chances 32 . Enfin, le critère d’égalité de situation doit également être, en théorie, présent dans les politiques publiques qui tentent de réduire les inégalités entre les individus par des actions redistributives [L.O.A.D.T., 1995] (Encadré 6).

Encadré 6 : Article 2 de la Loi d’Orientation sur l’Aménagement et le Développement du Territoire [1995]
« La politique d'aménagement et de développement durable du territoire repose sur les choix stratégiques suivants : […] la présence et l'organisation des services publics, sur l'ensemble du territoire, dans le respect de l'égal accès de tous à ces services, en vue de favoriser l'emploi, l'activité économique et la solidarité et de répondre à l'évolution des besoins des usagers, notamment dans les domaines de la santé, de l'éducation, de la culture, du sport, de l'information et des télécommunications, de l'énergie, des transports, de l'environnement, de l'eau. […]
Afin de concourir à la réalisation de chacun des choix stratégiques ainsi qu’à la cohésion de ces territoires, l’Etat assure […] la correction des inégalités spatiales et la solidarité […] envers les populations par une juste péréquation des ressources publiques et une intervention différenciée, selon l'ampleur des problèmes de chômage, d'exclusion […] rencontrés et selon les besoins locaux d'infrastructures de transport, de communication, de soins et de formation. »

Sources : [Journal Officiel de la République Française, 1995]

L’« équité horizontale » [Souche et Raux, 2001] et les « inégalités horizontales » [Claisse et al, 2002] sont définies sur le principe d’égalité des chances. « Les inégalités horizontales sont liées à la distribution des ressources et des contraintes à l’intérieur de classes ou de groupes sociaux disposant d’un même niveau de revenu » [Claisse et al, 2002, p.9 ; Paulo, 2005, p.1]. L’équité horizontale relève d’une égalité entre les individus en termes de traitement. Dans le cadre des politiques de transports urbains, il s’agit de procurer une égalité des chances aux individus par rapport aux aménités d’un espace.

Enfin, l’« équité verticale » [Souche et Raux, 2001] et les « inégalités verticales » [Claisse et al, 2002] sont définies sur le principe de situation. « Les inégalités verticales sont pour l’essentiel liées à la distribution des revenus entre les différentes classes ou groupes sociaux » [Claisse et al, 2002, p.9 ; Paulo, 2005, p.1]. L’équité verticale relève de la prise en compte des inégalités sociales et des phénomènes de redistribution. « Cette forme d’équité […] consiste à juger le résultat des politiques au vu du bien-être des plus défavorisés, qu’il faut maximiser. […] Etant donné que, bien souvent, ségrégations sociale et spatiale vont de pair, l’application de ce principe consiste à veiller à ce que la situation des catégories les plus pauvres (i.e. critère de revenu) ou des zones géographiques les moins desservies, soit améliorée » [Souche et Raux, 2001, p.33].

Au vu des préoccupations en termes de développement durable et depuis la Loi d’Orientation sur les Transports Intérieurs [1982], une volonté de prise en compte de la dimension sociale apparaît, en revenant sur ces valeurs fondamentales d’égalité de droits et de chances des individus. La Loi sur la Solidarité et le Renouvellement Urbains (S.R.U.) de 2000 (articles 94 et 123) contribue à la prise en compte des critères d’égalité dans la mise en œuvre de politiques de déplacements au service du développement durable. Elle insiste sur la mise en œuvre du droit au transport, notamment à travers une tarification sociale des déplacements. Elle donne plus d’importance aux Plans de Déplacements Urbains (P.D.U.), puisque dans les mesures d’aménagement et d’exploitation à mettre en œuvre, ces derniers doivent prendre en compte des enjeux dont l’Etat est garant, comme le renforcement de la cohésion sociale, la lutte contre les phénomènes de ségrégation 33 ou le développement durable garantissant une égalité des chances et d’accès aux aménités de la ville.

Identifier les enjeux sociaux d’une politique de transports urbains revient donc à caractériser les impacts ou les conséquences possibles de cette politique sur les territoires et les individus. Les principes d’égalité et la notion d’équité conduisent à s’interroger sur les mesures à mettre en œuvre, mais également sur les outils d’aide à la décision permettant d’éclairer les choix des décideurs vis-à-vis de ces exigences « sociales ». Dans un tel contexte, est-ce que la théorie utilitariste et l’analyse coûts-avantages, fondant les méthodes d’évaluation coûts-avantages, permettent de les prendre en compte ?

Notes
27.

Dans le Dictionnaire de philosophie de A. Lalande [1926], l’équité est définie comme étant « le sentiment sûr et spontané du juste et de l’injuste, en tant surtout qu’il se manifeste dans l’appréciation d’un cas concret et particulier » [Lalande, 1926]. Ainsi, le concept d’équité est intimement lié à celui de la justice dans le sens où il est une forme supérieure de la justice. Cette notion n’est pas nouvelle, puisque Aristote l’avait déjà introduite dans le livre n° V Ethique à Nicomaque « Une règle équitable est celle qui ne reste pas rigide et peut épouser les formes de la pierre » [Aristote, 384 – 322 av. JC].

28.

Cette définition de l’équité est proche du jugement d’une action ou d’une mesure prise. C’est-à-dire, est-ce que telle mesure est équitable dans la recherche, par exemple, d’une égalité de droits et de chances ?

29.

D’après le dictionnaire de l’Académie Française de 1798, l’égalité de droits consiste « en ce que la Loi est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » [op. cit.].

30.

John Rawls définit l’égalité des chances comme étant celle qui doit permettre à tout le monde, à capacités égales, un même accès aux diverses fonctions de la société [Rawls, 1971]. Les analyses françaises contemporaines divergent par rapport à l’interprétation qu’on peut donner de l’égalité des chances. D’un côté, l’école de P. Bourdieu [1964, 1984] reprend la logique holiste durkheimienne en interprétant l’inégalité des chances comme un héritage social voire sociétal et comme le produit d’un déterminisme des rapports sociaux. De l’autre, l’école de R. Boudon [1973, 1990] s’appuie sur la logique individualiste et rationnelle de Max Weber et quelque part utilitariste en considérant cette inégalité comme une construction de l’individu.

31.

L’égalité de situation est définie par des états de faits identiques entre les personnes [Demry, 2002]. Du registre des potentialités que sous-entend l’égalité des chances, on passe dans le registre d’un constat. Par conséquent, le constat d’inégalité de(s) situation(s) peut conduire à la mise en œuvre de systèmes redistributifs pour tenter de revenir dans un état de fait identique entre les personnes (par exemple, l’inégalité de situation vis-à-vis des revenus ou du patrimoine).

32.

Les formes d’intervention publique relevant de l’égalité des chances ou de l’égalité de situation sont nombreuses et ne sauraient se limiter au seul domaine des transports. En France, l’égalité des chances est mise en avant par un accès gratuit à un certain nombre de services publics tel que l’école. De même, si un certain nombre de prestations sociales est pris en charge partiellement par l’Etat ou par la Sécurité Sociale (couverture maladie universelle), c’est pour que l’accès aux soins de santé soit le même pour tous. L’inégalité des situations est également prise en compte par des mesures redistributives mises en œuvre sous des conditions de ressources financières. Cela se traduit notamment par les allocations permettant d’accéder à un logement, par le Revenu Minimum d’Insertion permettant de venir en aide aux personnes en situation de précarité, par la tarification sociale dans les transports collectifs urbains. L’impôt progressif sur le revenu est également une forme d’intervention visant à réduire les inégalités de situation entre les personnes.

33.

La cohésion sociale et la lutte contre la ségrégation se traduisent dans le renouvellement des Plans de Déplacements Urbains par la mise en œuvre de projets et de mesures visant la desserte des banlieues ou des quartiers sensibles, des hôpitaux, des espaces universitaires ou des espaces de loisirs.