3.1. Ignorance des différences individuelles

La théorie du calcul économique et l’utilitarisme ont de nombreux inconvénients qui ne permettent pas de traiter de la dimension sociale d’un projet de transports. J. Rawls les met bien en évidence, dans son ouvrage Théorie de la Justice [1971]. Une des faiblesses de la vision utilitariste et du calcul économique réside dans les résultats d’évaluation. Ils ne permettent pas de « fournir une analyse satisfaisante des droits et des libertés de base des citoyens en tant que personnes libres et égales, ce qui est pourtant une exigence absolument prioritaire d’une analyse des institutions démocratiques » [Rawls, 1971, p.10]. On peut fortement reprocher à l’utilitarisme de passer à tort de la maximisation du bien-être individuel à la maximisation du bien-être collectif. L’utilitarisme fait comme si la société n’était constituée que d’un seul individu « représentatif » de l’ensemble des individus. Cette vision « individualiste » fait fi de la diversité et de la pluralité des individus, ainsi que du droit que chaque individu a de poursuivre et de réaliser ses propres désirs.

J. Rawls insiste sur le fait que l’utilitarisme ne se préoccupe pas de la « façon dont la somme totale des satisfactions est répartie entre les individus » [Rawls, 1971, p.51]. La vision réductrice et individualiste est relativement normée en ne s’intéressant qu’au bénéfice net de la satisfaction collective. Ainsi, « rien n’empêche que les pertes des uns soient justifiées par le gain des autres » [Cournarie et al, 1998, p.22]. C’est d’ailleurs un des arguments au centre de la problématique de J. Rawls. Ce dernier affirme que chaque individu possède une inviolabilité qui se fonde sur la justice et qui ne peut pas être transgressée au nom du bien-être de la collectivité. La justice « n’admet pas que les sacrifices [ou perte de liberté] imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation des avantages dont jouit le plus grand nombre » [Rawls, 1971, p.30]. J. Rawls rejette la justification que fait l’utilitarisme du sacrifice de certains pour le bonheur du plus grand nombre (maximisation algébrique du bien-être collectif), au nom de l’ignorance de la pluralité des individus. La pluralité des individus est la caractéristique la plus importante du sujet moral.

De plus, l’utilitarisme ignore les différences dans la distribution des utilités des individus, c’est-à-dire toutes informations en dehors de l’utilité sur les relations interpersonnelles et sur l’identité des différentes catégories d’individus dans des situations diverses vis-à-vis d’un projet. Cela implique un certain désintérêt vis-à-vis des inégalités entre les individus. « Selon la doctrine utilitariste, chacun a le devoir moral de chercher en toutes occasions à accroître l’utilité générale […]. Il est connu que ses fondateurs firent de l’utilitarisme un hédonisme. Le bien commun, désigné comme « utilité », est la somme algébrique des plaisirs et des peines ressentis par l’ensemble des sociétaires. Le bien étant ainsi préalablement défini, le juste relève de la rationalité instrumentale, de la logique des fins et des moyens. Est juste ce qui accroît l’utilité générale. Tel est le « principe de l’utilité ». » [Dupuy, 1999, p.39].

En procédant à une réduction instrumentale et hédoniste du sujet humain, l’utilitarisme se heurte directement, selon Cournarie et al. [1998], aux intuitions les plus profondes du juste et des valeurs morales plus fondamentales. Il ne permet pas de rendre compte des droits et des libertés de l’individu.