3.2. Limites des hypothèses du calcul économique

Une des limites du calcul économique vient du postulat de départ de l’utilitarisme dans la mise en œuvre de la maximisation de l’utilité collective. Ce postulat suppose que soit résolue, théoriquement, la question de la mesure des niveaux de bien-être. Mais, les hypothèses classiques qui permettent de passer des préférences individuelles aux fonctions d’utilité individuelles et puis à la fonction d’utilité collective sont relativement exigeantes. Il est nécessaire que chaque individu possède une unique échelle d’évaluation des différentes possibilités qui s’offrent à lui (cardinalité).

Ces hypothèses ont été critiquées dans la littérature. « Pour pouvoir juger de l’équité de telle ou telle distribution des avantages matériels, n’est-il pas nécessaire de comparer le bien-être de plusieurs individus distincts ? Dans ce cas, quels sont les fondements de ces comparaisons interpersonnelles ? Le livre de Arrow […] et son fameux théorème de l’impossibilité mettent rigoureusement en évidence cette difficulté : si l’on souhaite agréger tout vecteur de préférences ordinales individuelles en une préférence collective, et cela sans faire appel à la moindre comparaison interpersonnelle, alors on aboutit inévitablement à identifier le bien-être collectif à celui d’un seul des membres de la société » [Piketty, 1994, pp.12-13]. Les utilitaristes ont, de fait, abandonné ces hypothèses pour attribuer une importance au critère d’optimalité de Pareto 35 . La maximisation correspond alors à une situation telle qu’à partir d’une attribution des biens, on ne peut plus augmenter le bien-être d’un agent sans détériorer celui d’un autre. Le critère de Pareto élargit le champ des situations possibles, mais pose problème : si deux situations sont Pareto-optimales, il n’est pas possible de savoir si l’une est plus juste que l’autre, et donc de les départager. L’abandon de l’hypothèse de cardinalité n’offre donc pas d’alternative à la maximisation du bien-être qui permette d’identifier une situation plus juste parmi d’autres qui seraient optimales au sens de Pareto. La comparaison interpersonnelle des utilités individuelles n’est pas possible, et le critère de Pareto est alors impuissant pour traiter des problèmes d’équité.

D’autre part, les choix politiques des planificateurs consistent à déterminer l’allocation optimale des biens qui maximise le bien-être collectif. Selon la théorie micro-économique, ces planificateurs doivent être omniscients et bienveillants. De plus, ils doivent détenir une information parfaite sur les fonctions de préférences, supposées rationnelles, des individus. L’hypothèse de rationalité parfaite des individus est faite afin de privilégier le caractère optimisateur des individus dans une situation de rareté relative (maximisation de l’utilité individuelle sous contraintes). Alors qu’il s’agit de conditions théoriques plus que nécessaires pour mesurer l’utilité individuelle, puis l’utilité collective, peut-on affirmer connaître parfaitement les préférences et les désirs de chaque individu et préjuger de leur rationalité comme le suppose l’utilitarisme ? Loin d’être parfaite, la rationalité individuelle est limitée [Simon, 1959], compte tenu de l’incapacité des individus de traiter de l’ensemble des informations en provenance de leur environnement. Elle est également limitée parce que l’individu peut commettre des erreurs de jugement et ne pas atteindre les objectifs qu’il s’est fixé. Ainsi, il peut y avoir des écarts entre l’action et la réalisation des objectifs. « Premièrement, les acteurs peuvent avoir […] une information incomplète ou erronée sur la situation et les changements potentiels de la situation au cours du temps […]. Deuxièmement, même si l’information est complète, un acteur peut être incapable de calculer toutes les conséquences de l’action […]. Troisièmement, les acteurs n’ont généralement pas qu’un seul but, et il peut y avoir des incompatibilités entre les buts, la réalisation de l’un d’entre eux interférant avec la réalisation des autres […]. Quatrièmement, un acteur peut ne pas parvenir à atteindre un but en raison de son ignorance des moyens d’action. » [Simon, 1991, p.2]. Compte tenu de la rationalité limitée des agents, la représentation du monde d’un agent est tributaire du contexte dans lequel il évolue [March et Simon, 1958]. Par conséquent, « la diversité des comportements, qui découle de la rationalité limitée, empêche l’axiomatisation des comportements individuels » [Parthenay, 2005, p.20].

Enfin, le calcul économique part de l’hypothèse que l’attribution des biens qui maximise la somme de l’utilité collective est telle que les utilités marginales de tous les individus sont égales. L’utilité marginale d’un individu représente le supplément d’utilité qu’il aurait à sa disposition quand on lui donne une unité supplémentaire d’un bien. Affirmer que les utilités marginales des individus sont toutes égales revient à ne pas s’intéresser aux différences entre les individus quant à la maximisation de leurs préférences personnelles. On considère qu’une unité supplémentaire d’un bien à distribuer a un impact identique sur tous les individus. Cependant, les membres d’une collectivité peuvent fortement se différencier vis-à-vis de l’appréciation de cette unité supplémentaire de bien. Certains individus retireront effectivement de cette unité supplémentaire de bien un gain plus important que pour d’autres individus. Cela représente donc un fort biais de l’utilitarisme, qui « s’accommode de cette tension avec l’égalitarisme » en affirmant que toute inégalité est acceptable en considérant de manière égale et neutre le bien-être de chaque individu [Arnsperger et Van Parijs, 2003]. Ainsi, les utilitaristes déclarent conserver une position pleinement égalitariste.

Notes
35.

W. Pareto a posé les fondements de l’économie du bien-être dans son ouvrage Manuel de l’Economie Publique. « Les membres d’une collectivité jouissent, dans une certaine position, du maximum d’ophélimité quand il est impossible de trouver un moyen de s’éloigner très peu de cette position, de telle sorte que l’ophélimité dont jouit chacun des individus de cette collectivité augmente ou diminue, c’est-à-dire que tout petit déplacement à partir de cette position a nécessairement pour effet d’augmenter l’ophélimité dont jouissent certains individus et de diminuer celle dont jouissent d’autres, d’être agréable aux uns, désagréable aux autres » [Pareto, 1909, cité dans Lesueur, 2001, p.143].