3.3. La redistribution des biens dans le calcul économique, égalité des droits et des chances dans le calcul économique ?

Malgré les critiques rencontrées, la théorie utilitariste et le calcul économique tentent d’intégrer dans l’analyse coûts-avantages d’un projet, les inégalités des individus par rapport à la distribution des biens. La solution souvent envisagée consiste à attribuer un « poids de distribution ». C’est-à-dire qu’on se base sur l’hypothèse de ne pas traiter de manière identique les avantages et les coûts imputés aux différents individus concernés par un projet. Cette approche consiste concrètement à attribuer un poids plus important à l’unité monétaire des pertes ou des gains réalisés par les individus ayant un faible revenu (Encadré 8).

Encadré 8 : Pondération des gains et des pertes réalisés par les individus

Sources : [Lesournes, 1972]

La théorie du calcul économique [Lesournes, 1972] permet d’établir cette expression à partir de la construction de la variation d’utilité collective. Sous l’hypothèse que, pour chaque individu, il existe un système de prix à la consommation p i k et que celui-ci maximise ses préférences de manière rationnelle (sous la contrainte de rareté), l’expression théorique de l’utilité collective est la suivante (pour une transformation marginale des états du système) :

Encadré 9 : Expression de l’utilité collective
Encadré 9 : Expression de l’utilité collective

Sources : [Lesournes, 1972]

De ces trois hypothèses, la moins acceptable est la première, aussi bien dans une transformation marginale que dans une transformation structurelle. Il est difficile d’affirmer que la distribution des ressources est optimale, puisqu’un projet peut modifier dans des proportions inégales les biens que les individus ont et auront à disposition. De plus, lorsque deux situations satisfont le critère de Pareto, nous avons noté l’impossibilité de les comparer. Dans ce cas, le planificateur peut agir sur la structure de pondération de la fonction d’utilité collective en réalisant des transferts forfaitaires de biens et en laissant ensuite les mécanismes opérer pour atteindre une des situations Pareto-optimales. Le planificateur omniscient et bienveillant ne modifie pas les préférences individuelles, mais guide les choix vers une situation plus favorable à certains individus par rapport à d’autres. Cela signifie qu’une politique qui se veut redistributive pour des questions de justice sociale visant à favoriser le bien-être d’une catégorie d’individus ne peut être conçue qu’en modifiant la distribution initiale des biens. Cela revient à rejeter la première hypothèse du calcul économique. Si, pour une question de justice sociale, on est porté à modifier la distribution des biens, cela signifie que cette dernière n’est pas nécessairement optimale dans l’état initial. Cela revient également à accepter de prendre en compte les inégalités entre les individus. Ainsi, si nous supposons que les deux autres hypothèses sont valides, la variation d’utilité collective s’écrit alors :

Encadré 10 : Variation de l’utilité collective sans une distribution des biens optimale dans l’état initial
Encadré 10 : Variation de l’utilité collective sans une distribution des biens optimale dans l’état initial

Sources : d’après [Lesournes, 1972]

Il est ainsi attribué un poids plus important à l’unité monétaire des gains ou des pertes de certains individus dans le besoin. Les individus ne sont pas considérés de manière identique dans le calcul économique, puisque leur utilité marginale n’est plus égale pour chacun d’entre eux. Alors que les utilitaristes affirmaient conserver une position pleinement égalitaire, la prise en compte d’une « pondération » permet de considérer les situations différentes des individus. Cela suppose que soit résolue, d’un point de vue théorique, sous les hypothèses fortes de rationalité des individus et de perfection des marchés, la question de la mesure des utilités marginales des individus. On revient donc sur les critiques des hypothèses nécessaires de cardinalité et de comparabilité interpersonnelle pour mesurer les utilités marginales. De plus, si deux situations redistributives sont optimales sous le critère de Pareto, on est toujours dans l’impossibilité de déterminer laquelle des situations est la plus juste, en se focalisant sur le critère de maximisation du bien-être collectif.

En outre, nous avons noté que plusieurs critères d’égalité importants sont censés être au cœur des politiques et pris en compte dans la prise de décision : les critères d’égalité de droits, de chances et de situation. Si on accepte l’affirmation de priorité (ordre lexicographique) des principes de justice de J. Rawls 36 , on ne peut traiter d’un critère que si les critères d’ordre supérieur sont pris en considération et analysés. Le calcul économique a montré, sous ses hypothèses fondamentales, la possibilité de prendre en compte le critère d’égalité de situation et le principe de différence dans l’évaluation de la fonction d’utilité collective, en supposant que l’état initial de répartition des biens n’est pas optimal. Cela supposerait que les deux premiers principes de droits et de chances soient pris en compte dans l’évaluation. Mais, l’utilitarisme fait fi de savoir si les individus sont égaux en droits et en chances par rapport au système de liberté de la société. En se focalisant sur les fonctions d’utilité et sous les hypothèses de rationalité parfaite des individus et de perfection des marchés, le résultat de l’utilité collective (agrégée) ne fournit donc pas, comme J. Rawls le souligne, d’analyses satisfaisantes sur les deux premiers principes d’égalité. La vision réductrice – de l’individu à travers sa seule fonction d’utilité - et individualiste du calcul économique ne permet donc pas, à travers la traduction de la maxime du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre », d’identifier et de caractériser les enjeux sociaux d’une politique [de transports].

Notes
36.

Le principe d’égalité de liberté (critère d’égalité de droits) est strictement prioritaire sur le principe d’égalité des chances, qui, lui, est strictement prioritaire sur le principe de différence (critère d’égalité de situation). [Rawls, 1971].