4. Une prise en compte de la justice distributive… mais pas de l’égalité des chances dans l’analyse coûts-avantages

Le calcul économique ne permet pas d’identifier les impacts d’une politique de transports urbains sur différentes catégories d’individus en termes d’égalité des chances. On ne peut donc pas faire dire à l’analyse coûts-avantages et à l’utilitarisme ce pour quoi ils ne sont pas faits. Leur finalité est autre : « maximiser le bien-être du plus grand nombre ». La réponse quelque peu caricaturale des utilitaristes par rapport à ces questions d’éthique sociale nous est interprétée par C. Arnsperger et P. Van Parijs [2003, p.28] : « C’est aux intuitions d’être jugées et façonnées à l’aune de l’utilitarisme, et non à lui de céder à leurs diktats. Nul besoin, donc, de soumettre la maximisation du bien-être agrégé au respect d’un certain nombre de libertés fondamentales afin de se concilier avec les « obsédés » des droits de l’homme ».

Malgré cela, le calcul économique pourrait tout de même prendre en compte le critère d’égalité de situation et de justice redistributive entre les différents groupes de personnes, en relâchant les hypothèses de distribution optimale des biens dans l’état initial d’un système et des utilités marginales identiques pour tous les individus.

Mais, la principale critique apportée à la prise en compte de la justice redistributive est relative à l’ordre lexicographique des principes de la justice de J. Rawls [1971], stipulant que si le principe de différence – critère d’égalité de situation - est pris en compte, alors le calcul économique devrait rendre compte auparavant des principes d’ordre supérieur : les critères d’égalité de droits et d’égalité des chances. Or, l’utilitarisme et le calcul économique ne distinguent ni les droits, ni les libertés, ni la pluralité des individus. La prise en compte de la dimension sociale – ou du moins d’un de ses aspects à travers l’égalité des chances – est donc contraire à la finalité de l’utilitarisme. Une autre critique est celle apportée par A. Sen [1989], montrant les limites de la justice redistributive vis-à-vis de la prise en compte des états et des actions des individus qui constituent leur mode de fonctionnements et leur liberté d’opportunités.

Cependant, à la vue des préoccupations en termes de développement durable, de ségrégation urbaine et du rôle des transports urbains dans la réduction des inégalités entre les groupes de personnes, une volonté de prendre en considération les questions d’équité sociale ressurgit des discours des décideurs. Non seulement, l’égalité des chances est mise sur le devant de la scène, en voulant permettre à chaque individu de bénéficier des aménités de l’espace urbain, mais, pour cela, la valeur de droit au transport est également mise en avant. Ces affirmations conduisent donc à s’interroger sur les mesures à mettre en œuvre pour éclairer les décideurs face à cette exigence toujours plus affirmée.

Pour cela, nous nous référons aux fondements égalitaristes de l’éthique économique et sociale 37 ou aux pensées post-rawlsiennes [Sen, 1982 ; Arneson, 1989 ; Cohen, 1989 ; Roemer 1998]. L’égalitarisme donne une légitimité théorique pour considérer la justice sociale en termes d’égalité des chances dans la prise de décision. L’objet de la partie suivante est donc d’analyser dans quelle mesure la justice sociale pourrait être interprétée par une égalisation des potentialités et des modes de fonctionnement des individus en amont des résultats d’accomplissement des individus, et être prise en compte dans les projets de transports urbains, notamment autour des concepts et des pensées égalitaristes.

Notes
37.

Avec Théorie de la Justice, J. Rawls est le précurseur d’une alternative forte à l’utilitarisme dans la pensée en éthique économique et sociale. De nombreux auteurs égalitaristes dont A. Sen iront plus loin que John Rawls dans la démarche philosophique de la prise en considération de l’égalité des « capabilités » [Sen, 1982] – des chances, des ressources ou des opportunités selon les auteurs – dans la pensée économique.