3.1. John Rawls et l’égalisation des biens sociaux

J. Rawls est le premier à proposer une alternative en termes de réflexions d’éthique économique, qui, jusque dans les années 1970, étaient dominées par la seule conception utilitariste du bien-être. « Mon objectif est d’élaborer une théorie de la justice qui soit une solution de rechange à ces doctrines qui ont dominé depuis longtemps notre tradition philosophique » [Rawls, 1971, p.29]. « Mon but est de présenter une conception de la justice qui généralise et porte à un plus haut niveau d’abstraction la théorie bien connue du contrat social telle qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant » [Rawls, 1971, p.37]. En critiquant fortement la théorie utilitariste, J. Rawls met l’accent sur les règles qui gouvernent les choix collectifs plutôt que sur la mesure du bien-être en soi. Il défend l’idée que la justice ne devrait pas se préoccuper du bien-être des individus, mais qu’elle devrait plutôt s'efforcer de leur procurer des biens premiers (Encadré 12). Les biens premiers sont « tout ce qu’on suppose qu’un être rationnel désirera, quels que soient ses autres désirs. […] Quand les hommes jouissent de ces biens dans une plus grande proportion, ils sont généralement assurés de pouvoir réaliser leurs intentions et de faire progresser leurs objectifs, quels qu’ils soient, avec davantage de succès » [Rawls, 1971, p.122-123].

Encadré 12 : les fondements théoriques de la justice rawlsienne
« Sa théorie se fonde sur l’idée que les individus au sein de la société doivent s’organiser de manière coopérative et énoncer certains principes de justice qui contribueront à son bon ordonnancement. Ces principes doivent s’appliquer à la structure de base de la société composée d’institutions sociales, politiques et économiques formant un système unique de coopération. Ces institutions attribuent des droits et des devoirs aux membres de la société ainsi que la répartition adéquate des fruits de la coopération sociale, ceci dans un total respect des différentes conceptions du bien dans la société. Et c’est précisément parce que la pluralité des conceptions du bien ne permet pas aux individus de s’accorder sur un avis universel en la matière que Rawls se concentre sur les moyens permettant à chaque individu de réaliser sa propre conception du bien, ceci dans l’optique de faire naître un accord unanime entre personnes morales égales et libres concernant les principes de justice. Il faut donc qu’une entente sur la répartition équitable des conditions et des ressources voie le jour pour que chaque individu puisse mettre en œuvre sa propre idée du bien compatible avec l’organisation de la société. C’est ce qui amène Rawls à mettre en avant la notion de biens premiers (primary goods), dont la distribution doit être guidée par des principes issus d’une entente unanime […]. »

Source : [Maguain, 2000, p.8]

C’est parce que ces biens dépendent de la structure de base, des institutions politiques et sociales de la société, que J. Rawls les définit comme des biens « sociaux ». J. Rawls distingue cinq catégories de biens premiers qui sont les libertés fondamentales, les opportunités offertes aux individus, les privilèges et les pouvoirs, les revenus et la richesse, et enfin, les bases sociales du respect de soi 40 [Rawls, 1980].

J. Rawls se prononce alors en faveur du principe de différence, une allocation des ressources qui permettrait un avantage mutuel entre les individus. Il montre qu’en maximisant la situation de l’individu le plus dépourvu en biens premiers (principe du maximin), l’allocation des ressources ainsi faite est la plus juste. Cette proposition part du fait que la distribution initiale des ressources (biens premiers) entre les individus est déterminée par des critères que les individus ne contrôlent pas. Il propose alors d’égaliser simplement les niveaux de biens premiers entre les individus. Néanmoins, cette suggestion se confronte à l’idée que la distribution faite des biens premiers, qui se veut juste socialement, n’est pas nécessairement optimale au sens de Pareto. Il se peut qu’il y ait une distribution qui procure une satisfaction supérieure aux individus qu’une distribution égale des biens entre les individus. Cette difficulté l’a amené à suggérer une allocation des ressources en maximisant la situation des individus les plus défavorisés initialement. Selon J. Rawls, il n’est pas injuste d’améliorer leur situation en leur donnant des avantages supérieurs à la moyenne de la société.

Notes
40.

Les libertés fondamentales sont « les conditions institutionnelles sous-jacentes nécessaires au développement et à l’exercice complet et informé des deux facultés morales », ces dernières étant « le développement et l’exercice de la capacité de choisir, réviser et de réaliser rationnellement une certaine conception du bien » [Rawls, 1980, p.88]. Les opportunités offertes aux individus sont la liberté de circulation et le libre choix de leurs occupations, libertés nécessaires « à la réalisation de fins ultimes et à l’efficacité de notre décision de les réviser et de les changer si nous les désirons » [Rawls, 1980, p.88]. Les privilèges et les pouvoirs sont des biens nécessaires pour le développement des diverses capacités à être autonomes et capacités sociales de la personne. Les bases sociales du respect de soi sont constituées par « les aspects des institutions de base qui sont en général essentiels aux individus pour qu’ils possèdent un sens aigu de leur propre valeur en tant que personnes et pour qu’ils soient capables de développer et d’exercer leurs facultés morales et de faire progresser leurs buts et leurs fins avec confiance en eux-mêmes » [Rawls, 1980, p.88].