3.2. Amartya Sen et les opportunités de réalisation des individus

L’approche de A. Sen en matière de justice sociale et distributive est une porte d’entrée pour les courants de pensée égalitaristes qui mettent l’accent sur les chances ou les opportunités des individus, plutôt que sur les résultats finaux de justice sociale. Il s’oppose à l’économie normative et à la théorie utilitariste en affirmant l’impossibilité de fournir une mesure satisfaisante du « bien social » et du bien-être avec les seules mesures des utilités individuelles. La remise en cause de l’économie du bien-être découle d’une valeur fondamentalement différente que A. Sen accorde à la « liberté ». Selon l’auteur, la liberté résulte de l’organisation sociale. « En opérant une connexion directe entre la justice sociale et la liberté, cette dernière apparaît [chez Sen] comme un enjeu de la répartition, comme un élément d’appréciation de la situation sociale, comme un critère d’évaluation d’un état social » [Maric, 1996, p.95] de l’individu. Cela se traduit par la prise en compte d’éléments multiples (l’ensemble des modes de fonctionnement constitués des états et d’actions caractérisant l’individu) qui dépassent les seules utilités et les seuls revenus des individus.

A. Sen dépasse les propositions de J. Rawls sur les notions de biens premiers comme attributs individuels à retenir en matière d’égalité. Il propose une conception de la justice qui vise à égaliser l’ensemble des opportunités de réalisation offertes aux individus. Les réalisations des individus reposent sur des biens de consommation divers qui contribuent à leur bien-être. Ce ne sont pas les biens premiers qui devraient être l’objet d’égalité entre les individus, mais plutôt ce que les biens leurs permettent de faire. Ils permettent par exemple aux individus de se nourrir, de circuler librement ou de prendre part à la vie socio-économique. « L’approche de Sen insiste d’une façon encore plus explicite que Rawls sur l’importance de la liberté en matière de choix. […] Sen introduit la notion de capacités [capabilités] inhérentes à une personne comme l’ensemble des vecteurs de fonctionnements dont elle peut disposer. Les capacités d’une personne traduisent alors les opportunités de réalisation qui lui sont offertes » [Maguain, 2000, p.12].

Pour A. Sen, la vie d’une personne est constituée d’un ensemble de fonctionnements liés entre eux et composés d’états et d’actions. Un « n-uple » de modes de fonctionnement (ou un vecteur de l’espace des modes de fonctionnement possibles) représente les caractéristiques principales de la vie d’une personne. Chacune des composantes du n-uple représente le degré d’accomplissement d’un mode de fonctionnement particulier. L’accomplissement se définit alors par la réalisation concrète du n-uple de modes de fonctionnement. Sa thèse consiste à affirmer que les « fonctionnements sont constitutifs de l’existence de la personne », et que « l’évaluation de son bien-être doit nécessairement prendre la forme d’un jugement sur les composantes » [Sen, 1992, p.65-66] du « vecteur » de fonctionnement de l’individu. Par conséquent, la capacité 41 (« capabilité ») « représente les diverses combinaisons de fonctionnements […] que la personne peut accomplir. La capabilité est donc un ensemble de vecteurs de fonctionnement, qui indique qu’un individu est libre de mener tel ou tel type de vie » [Sen, 1992, p.66]. Une fois ces concepts établis, la liberté réelle qu’a une personne de choisir entre différentes vies correspond à l’ensemble de ses capabilités.

Si les opportunités de réalisation sont le résultat ou la traduction des capabilités des individus, elles sortent du domaine de leur responsabilité. Ainsi, en égalisant les opportunités de réalisation des individus, il s’agit de fournir une égalité des chances entre les individus vis-à-vis des opportunités qu’ils se procurent. Traiter de la justice sociale consiste donc à identifier les objets de valeurs et les possibilités de réalisation des individus. Cette approche suppose la prise en compte, dans les évaluations, d’une égalisation des capabilités des individus, en considérant leurs espaces des fonctionnements possibles.

Notes
41.

La traduction linguistique de « capability » en « capacité » est un néologisme, et un raccourci linguistique, qui peut être corrigé en utilisant le terme de « capabilité ». Le terme « capacité » ne correspond pas exactement à l’idée et au concept de capability. A. Sen affirme que la distinction entre égalité des chances et « capabilité » réside dans le fait que l’égalité des chances renvoie à des acceptions définies « en termes d’accès égal à certains moyens particuliers ou renvoyant à une applicabilité égale de certaines barrières ou contraintes spécifiques » [Sen, 1992, p.25-26]. Il ne s’agit donc pas d’égaliser les chances entre les individus, mais de rendre compte de l’égalité des capabilités des individus, en termes de potentialités, de se réaliser dans leur vie.

En ce référant à cette définition, nous utilisons alors le terme de « capabilité » plutôt que « capacité » qui est la traduction littérale faite du mot anglais capability.