4. La justice sociale au cœur des fondements théoriques égalitaristes trouve écho dans les préoccupations des décideurs

Depuis une trentaine d’années, les approches de J. Rawls et de A. Sen, en termes de théories de la justice, ont ouvert les portes à des alternatives dans la réflexion éthique qui jusqu’alors restait focalisée sur la théorie utilitariste et welfariste. Le débat éthique sur la justice et l’égalité s’établit principalement sur une interrogation soulevée par A. Sen : « Egalité de quoi ? » [Sen, 1992].

Les réponses les plus récentes apportées à cette interrogation reposent sur une formalisation de l’égalisation des chances et non sur l’égalisation des résultats de réalisation des individus [Dworkin, 1981 ; Arneson, 1989 ; Cohen, 1990 ; Roemer, 1998 ; Cogneau, 2005 ; Fleurbaey, 1995 ; Bossert et Fleurbaey, 1996 ; Van Parijs, 1995]. Malgré l’ensemble des notions et la complexité sémantique des concepts que requièrent ces théories philosophiques, les approches égalitaristes donnent une légitimité nouvelle en matière de mesures usuelles des ressources, des opportunités ou des avantages des individus. L’ensemble des égalitaristes s’accorde en affirmant que si l’on veut traiter de justice sociale, d’équité ou d’égalité, ce n’est pas les résultats ou le bien-être des individus qu’il faut égaliser, mais les chances ou les capabilités qu’ont les individus d’atteindre les réalisations et le bien-être qu’ils souhaitent. M. Fleurbaey affirme qu’on peut s’inspirer de ces théories égalitaristes, en considérant que les inégalités de chances soulèvent plus d’indignations que les inégalités de résultats. « Ce qui suggère de développer les analyses des déterminants des inégalités, pour traquer les inégalités des chances. On peut alors faire le rapprochement avec les mesures de la mobilité sociale » [Fleurbaey, 2001, p.34].

D’autre part, au-delà des divergences relatives à la conception et à la terminologie du mot « chances » 42 , les égalitaristes s’accordent pour dire que toute conception de la justice doit mettre en œuvre une sélection dans l’égalitarisme. « Les situations des individus devraient être rendues égales chaque fois qu’elles sont influencées par des circonstances sur lesquelles la responsabilité des agents ne s’exerce pas, […] et des différences dans les situations individuelles peuvent se justifier lorsque ces dernières sont dues à des actions […] pour lesquelles les individus sont responsables » [Maguain, 2000, p.25].

La question de la justice sociale n’est pas seulement au cœur des courants de pensée égalitaristes. Compte tenu des constats de croissance des inégalités, de la mise en évidence des processus de ségrégation et de concentration des populations dans les espaces urbains, les préoccupations des acteurs publics portent de plus en plus, dans les projets et les politiques d’aménagement, sur cette problématique d’égalité des droits et des chances. Il ne s’agit pas seulement d’une affirmation qui émane des outils législatifs, dans lesquels le droit et les chances entre les individus sont évoqués depuis le début des années 1980 – notamment dans le domaine des transports. Les acteurs publics cherchent à mettre en œuvre des mesures visant la cohésion sociale et la réduction des disparités socio-économiques. Même si l’égalité des droits reste toujours problématique dans l’action publique, les décideurs accordent de plus en plus d’importance à l’égalité des chances entre les individus [Rosales et al, 2002]. C’est parce que se développent des politiques sur l’égalité des chances et sur l’égalisation des possibilités de réalisation des individus, qu’il est possible de considérer les inégalités et les questions de justice sociale dans la prise de décision [Fitoussi et Rosanvallon, 1996].

Dès lors que la dimension sociale est une préoccupation dans les projets et les politiques de transports urbains et que les questions de justice sociale ont une légitimité théorique en éthique économique et sociale, nous faisons l’hypothèse que nous pouvons prendre en compte dans les outils d’aide à la décision les questions d’inégalité de chances entre les individus.

Même si l’analyse coûts-avantages permet de prendre en compte la dimension sociale en introduisant une différenciation des surplus conduisant à une redistribution, elle ne rend pas compte des libertés individuelles ni des potentialités de choix des individus. L’égalité de situation – en termes de justice redistributive – se base sur l’égalisation des résultats, en termes d’utilités, entre les différentes catégories d’individus.

Cela ne signifie pas que nous rejetons la méthode d’évaluation redistributive, mais nous nous intéressons en amont aux libertés individuelles, en termes de potentialité de choix, et aux modes de fonctionnement des individus [Sen, 1987(a)], qui, s’ils se différencient, peuvent engendrer des inégalités de chances, mais aussi, des inégalités en termes de résultats d’accomplissement des individus. Dit autrement, cela revient à considérer les modes de vie et les pratiques des individus qui sont révélatrices de leurs potentialités d’actions au sein de l’espace urbain – et notamment vis-à-vis des activités, biens et services.

Pour cela, nous proposons de mettre en œuvre, dans les chapitres suivants, un outil de mesures de ces inégalités vis-à-vis des activités, biens et services des espaces urbains, étant conscients que nous n’abordons qu’un des aspects possibles de l’égalité en tentant de répondre à la question que A. Sen [1992] pose lorsqu’on veut traiter des inégalités, à savoir « égalité de quoi ? ».

Notes
42.

Les chances sont définies comme étant soit l’ensemble des « ressources » dont chaque individu est bénéficiaire [Dworkin, 1981], l’ensemble des capabilités [Sen, 1992], les « chances de bien-être » [Arneson, 1990] soit l’accès aux avantages [Cohen, 1990]