1. On ne peut faire dire à l’analyse coûts-avantages et à l’utilitarisme ce pourquoi ils ne sont pas fait…

Seules les dimensions économiques, en conformité avec les fondements économiques néoclassiques utilitaristes, et environnementales sont prises en compte dans les outils, les méthodes et les pratiques d’évaluation des projets de transports urbains. Pour cela, les rapports du Commissariat Général au Plan [Boiteux, 1994, 2001] ont permis d’harmoniser les choix méthodologiques – par l’outil de l’analyse coûts-avantages. De plus, à partir des années 1990, la prise de conscience des problèmes environnementaux conduit à les prendre officiellement en compte dans les évaluations [Boiteux, 1994, 2001] et d’en estimer les conséquences relatives à un projet de transport. Néanmoins, cela n’a que peu d’impact sur les résultats de l’évaluation [Faivre d’Arcier et Mignot, 2000].

En revanche, la dimension sociale reste la grande absente des pratiques évaluatives, tout comme dans la dernière Instruction Cadre de l’Evaluation des grands projets d’infrastructure de transport [2004] ou dans les rapports plus spécifiques à la mise en œuvre d’une harmonisation méthodologique de l’évaluation dans le cas des projets de transports urbains [Bernard et Bureau, 1996 ; Quinet,1997].

La plupart des outils réglementaires cités datent des années 1990, période où le concept de développement durable s’impose sur la scène internationale. Dans sa définition proposée au Sommet de Rio de Janeiro [1992], il est pourtant précisé que la dimension sociale, à l’instar de l’efficacité économique et du respect de l’environnement, ne doit pas être occultée pour répondre aux satisfactions et au développement de la société. Malgré cela, le développement durable est trop rapidement associé ou réduit aux seules préoccupations environnementales.

Pourtant, les questions sociales soulevées par les transports urbains sont bien reconnues (croissance des inégalités, phénomène de ségrégation, etc.) et font ressortir des enjeux sociaux fondamentaux (égalité des chances des individus). Si elles ne sont pas prises en compte dans les pratiques d’évaluation, c’est parce qu’il y a des difficultés pour la prendre en compte y compris au plan théorique. La théorie utilitariste et, de ce fait, l’analyse coûts-avantages font l’objet, à cet égard, de vives critiques. L’analyse des limites du calcul économique, ainsi que les critiques apportées par J. Rawls [1971], ont montré que les fondements théoriques de l’utilitarisme reposent sur des postulats et des hypothèses fortement contraignantes pour rendre compte de la justice sociale et des inégalités inter-individuelles dans les politiques et les projets de transports. L’utilitarisme fait fi de l’existence d’inégalités entre les individus. C’est, en l’occurrence, le caractère hédoniste et réducteur du sujet humain qui fait que la théorie économique utilitariste ne considère pas les droits et les libertés des individus.

En outre, même si l’analyse coûts-avantages peut prendre en compte le critère de redistribution des biens, c’est-à-dire le principe d’égalité de situation, par une désagrégation des surplus, ceci n’est pas mis en œuvre dans les pratiques évaluatives en France. D’autre part, selon A. Sen, le fait de considérer la justice redistributive ne saurait être suffisant, si, en amont de l’égalisation des résultats d’accomplissement des individus, nous ne nous préoccupons pas des modes de fonctionnement des individus, à savoir des modes de vie et des pratiques et relations sociales. C’est bien les libertés ou les possibilités qu’ont les individus de réaliser certaines actions qu’il est nécessaire de considérer [Perret, 2002]. Nous ne substituons pas la prise en compte de la justice redistributive par une nouvelle donne. Nous affirmons que la justice redistributive ne répond pas à la définition que nous avons posée de la dimension sociale, à savoir l’égalité des chances, puisqu’elle consiste à égaliser les résultats d’accomplissements des individus et non à s’intéresser aux potentialités des individus, notamment vis-à-vis des aménités de la ville.

Enfin, l’Instruction Cadre de 2004 relative aux méthodes d’évaluation économique des grands projets d’infrastructures de transport rapporte, en annexe, une méthode pour définir, évaluer et représenter « l’utilité des destinations accessibles au sein d’un territoire » [Instruction Cadre, 2004, p.45]. Si l’objectif est de prendre en compte les potentialités des individus, en termes d’accessibilité, comme J. Poulit et G. Koenig [1974] les ont introduit dans les années 1970, cela est traduit en termes d’utilité ou de satisfaction que retirent les individus. Or, l’utilitarisme et le calcul économique recherchent à maximiser le bien-être collectif, sans distinguer les enjeux sociaux des transports, la pluralité, les libertés ni les modes de fonctionnement des individus en amont des résultats d’accomplissement.

On ne peut donc pas faire dire à l’analyse coûts-avantages ce pour quoi elle n’est pas faite. La première conclusion à laquelle nous aboutissons est d’affirmer que la théorie classique du calcul économique et l’analyse coûts-avantages, avec la finalité qui leur est vouée par construction théorique, morale ou éthique, ne permettent pas de prendre concrètement et précisément pleinement en compte la dimension sociale et les questions d’équité sociale des transports urbains, en termes d’égalité des chances, dans la prise de décision.