Chapitre 2. Interprétation de l’égalité des chances…
… Accessibilité de qui, à quoi et comment ?

Les propositions faites par les auteurs post-rawlsiens, et notamment A. Sen [1987], partent d’une réflexion précise quant aux questions de liberté, de droits et d’opportunités des individus. Les fondements de leurs réflexions partent de l’interprétation de la question « Égalité de quoi ? ». Il s’agit donc de savoir quelle égalité on recherche. A quoi se réfère l’égalité des chances entre les individus ? Ces auteurs se posent aussi la question de savoir si la meilleure façon de représenter l’avantage dont jouit un individu est de considérer ce qu’il accomplit ou le fait de son accomplissement. Une des réponses proposées par A. Sen est de considérer la position de l’individu dans un mode d’organisation sociale. Ceci peut se faire de deux façons, soit par l’accomplissement 43 de la personne, soit par sa « liberté d’accomplir » 44 . C’est selon lui, en s’intéressant aux modes de fonctionnement (l’accomplissement étant un vecteur de fonctionnement) et aux capabilités (l’ensemble des modes de fonctionnement) des individus qu’on prend en considération les droits et les libertés de réalisation des individus. La théorie égalitariste de A. Sen propose, pour traiter de la justice sociale, d’égaliser les capabilités ou de minimiser les écarts entre les modes de fonctionnement des différents groupes d’individus. Les capabilités, c’est-à-dire l’ensemble des modes de fonctionnement, représentent bien les possibilités ou les chances qu’un individu peut avoir quant à la réalisation de ses objectifs. Selon les termes de A. Sen [1992], la capabilité peut être perçue comme une indication sur la liberté qu’une personne a de mener telle ou telle vie, ou encore de choisir entre différents modes de vie possibles. Et ce, sachant que les fonctionnements sont constitutifs de la personne.

Comment pouvons-nous alors caractériser les possibilités, les chances qu’a un individu ou un ménage de réaliser ses objectifs au sein d’un territoire urbain ?

En réduisant la notion de capabilité à la dimension de l’accès aux aménités de la ville, un des objectifs de réalisation des individus et des ménages est de pouvoir bénéficier des opportunités des territoires urbains dont ils ont besoin au quotidien. L’espace urbain leur propose un ensemble d’aménités aussi diverses que variées. Ces aménités peuvent être de différents ordres et concerner plus ou moins directement les individus. Il peut s’agir de la renommée économique, culturelle ou historique de la ville, du marché économique, de l’aménagement de l’espace urbain, des activités économiques ou industrielles, des biens de consommations, des services, du tourisme, de la qualité environnementale de la ville, des espaces naturels, des relations sociales entre les citadins, de la qualité de la vie dans la ville, etc. Ces aménités peuvent être des avantages pour la population (la qualité de la vie), tout comme des inconvénients (les externalités environnementales, la pollution). Accéder aux aménités de la ville, c’est pouvoir bénéficier de leurs avantages. Mais, c’est aussi en subir les inconvénients.

Par la suite, nous réduisons notre propos aux activités de service aux ménages. Si nous faisons ce choix, c’est afin de rendre compte de leurs objectifs de réalisation en termes d’accès aux services de reproduction sociale élémentaires, qui correspondent directement aux besoins ainsi qu’aux motivations de déplacements quotidiens de l’ensemble des individus, quelle que soit leur appartenance sociale ou leur niveau de vie. Ces activités, présentes dans les espaces urbains, tendent à satisfaire les besoins des individus, afin que ces derniers puissent accomplir leurs desseins. Néanmoins, ce n’est pas nécessairement parce que les activités auxquelles les individus peuvent prétendre sont présentes dans l’espace urbain que ces derniers peuvent réaliser leurs objectifs d’accomplissement. En effet, des raisons internes ou externes aux individus peuvent leur permettre ou les empêcher de bénéficier de certaines activités de l’espace urbain. Dès lors, pour reprendre les termes de A. Sen, ont-ils les mêmes capabilités et les mêmes modes de fonctionnement par rapport à leurs desseins et objectifs personnels de réalisation ?

Une analyse des pratiques et des modes de vie des groupes sociaux permet de mettre en évidence, au moins en partie, les résultats de leurs objectifs d’accomplissement vis-à-vis des activités au service des ménages. Pour cela, en premier lieu, il convient d’analyser, à partir de la littérature, ce que nous comprenons par « modes de vie ». Nous formulons l’hypothèse qu’il est primordial de considérer les caractéristiques socio-économiques et, selon les termes de P. Bourdieu [1979], l’intériorisation qu’ont fait les personnes de leur appartenance sociale à un groupe d’individus – critères non exhaustifs -, pour mettre en évidence les modes de fonctionnement et les modes de vie des différents citadins. L’analyse des modes de vie et leur évolution au sein des territoires urbains est alors réalisée à l’aune des profils socio-économiques des individus, de leur position dans le cycle de vie, de la composition des ménages, mais aussi des territoires vécus au sein de la ville (ex. lieu de résidence). Ainsi, nous faisons l’hypothèse forte d’une réduction des capabilités – de l’ensemble des modes de fonctionnement des individus – aux caractéristiques socio-économiques définissant les individus pour caractériser les chances d’accès aux activités de la ville. Dès lors, cette caractérisation est envisagée en analysant les pratiques de mobilité quotidienne des individus. Pour cela, nous formulons l’hypothèse supplémentaire que les pratiques de mobilité quotidienne sont révélatrices des libertés des individus et des activités dont ils ont besoin au quotidien.

Nous interprétons alors la problématique de l’égalisation des capabilités par la question : quel peut être un égal accès aux activités, biens et services de l’espace urbain, pour chaque individu afin qu’il puisse accomplir son dessein ? Pour répondre à cette interrogation, nous rendons donc compte, dans ce chapitre, de l’évolution des modes de vie, des besoins et des pratiques de mobilité quotidienne des individus. Ces analyses ont pour objectif de mettre en évidence les chances qu’ont les individus d’accéder aux activités de la ville.

La première partie est une approche contextuelle des évolutions des modes de vie des individus. Il s’agit de rendre compte des grands facteurs de ces évolutions et de leurs impacts potentiels sur les inégalités de chances entre les individus. La seconde partie se concentre sur les pratiques de mobilité et les besoins qui déterminent les usages des activités, biens et services de la ville. L’objectif est de voir dans quelle mesure l’évolution du mode de vie des individus peut mettre en évidence des inégalités de chances, en termes d’accès aux activités, biens et services. Cela conduira à nous interroger, en troisième partie, sur la relation entre la qualité de vie et les inégalités d’accès pour les ménages en fonction des évolutions des modes de vie observées.

Nous concluons le chapitre, en nous interrogeant sur ce que pourrait être un égal accès aux activités de l’espace urbain. Il s’agit non seulement de caractériser un « égal accès » pour tous les individus, mais aussi de voir quels sont les activités, les biens et les services que nous pouvons prendre en compte pour traiter de l’égalité des chances.

Les différentes parties de ce chapitre sont agrémentées d’exemples concrets sur l’aire urbaine de Lyon (périmètre de 1999) ou sur l’agglomération lyonnaise (périmètre de l’enquête ménages déplacements de 1995), à un l’échelon communal ou infra-communal 45 , à partir de Recensement Général de la Population de 1999 et de la dernière enquête ménages déplacements de 1995. Toutefois, nous sommes conscients que les mesures des pratiques de mobilité et des modes de vie par ces bases de données sont très réductrices.

Notes
43.

« L’accomplissement, c’est ce que nous faisons en sorte de réaliser » [Sen, 1987(a), p.55].

44.

« La liberté d’accomplir, c’est la possibilité réelle que nous avons de faire ce que nous valorisons » [Sen, 1987(a), p.55].

45.

L’échelon infra-communal est celui des IRIS-2000 définis, selon l’I.N.S.E.E. [2004(b)] par un ensemble d’îlots contigus.