I. Évolution des modes de vie et inégalités des chances

« Le mode de vie est dans une large mesure une notion triviale qui banalise toute pensée, même la plus rigoureuse, car elle n’exige aucune clarification. Son sens est toujours suggéré, rarement ou jamais défini : il va de soi » [Juan, 1991, cité dans Le Fleuvre, 1995, p.5]. Cependant, l’analyse des modes de vie est un exercice subtil. Il « soulève un ensemble de questions théoriques et méthodologiques qui renvoie au débat de fond que sous-tendent la sociologie en tant que discipline « à projet scientifique » » [Le Fleuvre, 1995, p.5]. Le clivage théorique classique sur l’analyse des modes de vie oppose une vision holiste à une vision individualiste, cette dernière se référant davantage au style de vie. Le mode de vie est à concevoir comme l’« identité de la pratique (ou de l’ensemble des pratiques) chez une pluralité d’individus ». La pratique, quant à elle, désigne et unifie « un agrégat humain en tant que chaque unité élémentaire a le ou les même(s) usage(s) » [Juan, 1991, p.23]. Coupant ainsi les obstacles de l’économisme et de l’individualisme, S. Juan propose une structuration des pratiques autour de la notion de « genre de vie » qui renvoie à la « manière d’organiser dans le temps et dans l’espace les usages d’interaction et des formes constitutives de la vie quotidienne ». Les modes de vie des individus, reflet des pratiques et des relations sociales, se composent avec l’ensemble des éléments présents dans l’espace urbain, entre autres avec les activités, biens et services dont les individus peuvent avoir besoin. Selon le principe d’homologie structurelle de P. Bourdieu [1979], les modes de vie des individus constituent le signe de l’intériorisation des dispositions associées à leur position dans l’espace social. Ils sont aussi le signe de l’extériorisation des dispositions relatives aux autres groupes sociaux. Ils sont donc le produit d’un « mouvement constructiviste d’intériorisation de l’extérieur et d’extériorisation de l’intérieur » [Corcuff, 1995, p.32]. Les individus participent alors, avec des capacités inégales, à la prise en considération de leurs pratiques et situations sociales [Le Fleuvre, 1995].

L’évolution des modes de vie modifie les pratiques de mobilité des individus. Les modes de fonctionnement des individus sont différents selon les situations et les pratiques sociales. Cela se traduit par une rationalisation du temps différenciée selon les individus, afin d’avoir les possibilités – les chances – d’accéder aux activités qui leur sont nécessaires. Cela se traduit également sur le plan relationnel, par une disponibilité quasi-permanente des individus pour pratiquer ou participer à telle ou telle activité. Et ce, malgré l’individualisation et l’autonomisation des modes de vie.

Les changements observables de la société et des modes de vie ou de fonctionnement des ménages peuvent donc influencer leurs capabilités – ou leurs chances –pour réaliser leurs objectifs. Ces évolutions sont au cœur de la relation entre les besoins des individus et les activités. Nous ne considérons ici que les objectifs d’un individu correspondant à des besoins fondamentaux dans le cadre de sa qualité de vie. Nous proposons de définir les besoins fondamentaux comme étant des besoins quotidiens ou non, qui sont communs à l’ensemble des individus, indépendamment des considérations d’appartenance à un groupe social particulier.

S. Hradil [1987] s’intéresse particulièrement à ces inégalités de chances et aux modes de vie. Il distingue un ensemble de « positions sociales » des individus dans la société en ayant recours aux aspects de trois systèmes de valeurs (les valeurs économiques, sociales ou de l’état providence). Selon ses termes, chaque individu, dans une position de valeur sociale unique, est supposé avoir des chances et des contraintes égales aux autres de s’accomplir et d’agir 46 . La façon dont il utilise ou non ses chances découle de facteurs tout aussi bien objectifs que subjectifs. S. Hradil affirme que les facteurs objectifs constitutifs du mode de vie d’un individu correspondent aux variables socio-professionnelles et socio-personnelles (statut et structure des familles, lieux de résidence, position dans le cycle de vie…). Quant aux facteurs subjectifs, ils sont constitués d’indices psycho-sociaux. Un ensemble d’individus ayant des modes de vie relativement similaires constitue donc un milieu social [une catégorie sociale]. S. Hradil [1987] s’appuie sur une conception weberienne (processus de rationalisation des activités sociales par les individus) pour l’analyse des inégalités sociales. Son analyse se base principalement sur la définition et l’identification des « milieux sociaux » et sur l’inégalité de chances entre les milieux sociaux d’atteindre des objectifs communément partagés. Les inégalités sociales relèvent, selon lui, de critères d’inégalité (condition de travail, de loisir, de logement et d’environnement…), et de variables de répartition sociale et socio-professionnelle.

L’analyse des modes de vie est révélatrice d’inégalités entre les individus du fait de l’intériorisation de leur position dans l’espace social [Bourdieu, 1979] et du fait de leurs modes de fonctionnement différenciés. C’est parce que les évolutions des modes de vie peuvent caractériser et rendre compte des inégalités de chances entre les individus, qu’un intérêt particulier est porté à la question de l’accès aux activités et à un panier de biens (ensemble d’activités dont les individus ont besoin au quotidien) 47 . Par conséquent, les évolutions amènent à s’interroger sur la manière de caractériser un « égal accès pour tous » à ces activités.

Notes
46.

L’hypothèse que les individus ont des chances et des contraintes égales pour agir est quelque peu forte. Rien ne permet d’affirmer que les chances et les contraintes que peuvent avoir les individus sont égales. Mais, chaque individu est dans une position sociale initiale qui correspond à un ensemble de capabilités de réalisation de l’équilibre social et personnel. Selon A. Sen [1987], les capabilités correspondent à un ensemble de fonctionnements des individus. Les fonctionnements peuvent être aussi bien des « chances » que des contraintes.

47.

Nous apportons une définition précise du « panier de biens » dans le chapitre 4.