2.1. Des activités professionnelles plus cognitives, plus denses et plus flexibles : une économie de services

D’une ère de prospérité des secteurs industriels, nos sociétés urbaines ont basculé dans l’ère du « tertiaire ». D’une part, la demande et la consommation finale des individus s’orientent de plus en plus vers les activités de services [Gadrey, 1992]. D’autre part, le développement et le progrès économique des sociétés post-industrielles reposent principalement sur le développement de services. Essentiellement concentrée dans les milieux urbains, la part de la population active ayant un emploi dans le secteur « tertiaire » en France est passée de 37% en 1949 à plus de 73% en 2001 [Delas, 2001]. Comme le montre J. Gadrey, la « tertiarisation de l’emploi » s’est rapidement développée dans les années 1960 - 1970 (période de croissance économique). Ce développement fut aussi fort dans les années 1980, qui est une « période de croissance ralentie et de régression de l’emploi industriel » [Gadrey, 1992, p.9]. Ce basculement d’une économie industrielle vers une économie de services a pour conséquence un changement de la nature et du produit final du travail (de moins en moins matériel, de plus en plus d’activités de services). La mobilisation intellectuelle est plus importante. J.-Y. Boulin et al. [2002, p.55] formulent ainsi l’évolution des pratiques professionnelles : « une plus grande mobilisation subjective du travailleur et la mise en jeu de ses capacités cognitives. […] Il en résulte l’instauration d’un hystérésis entre le travail et le non-travail : quitter son poste de travail ne signifie pas être immédiatement dans le hors-travail ». Dès lors que le travail devient de plus en plus immatériel, la frontière spatiale des territoires et des temps du travail et du hors-travail s’estompe et se dilue.

Un autre changement de la nature du travail n’est pas tant la réduction des durées qu’une plus grande flexibilité du travail. Sa durée a régulièrement été réduite depuis de nombreuses années (Encadré 13). En revanche, les changements concernent davantage la flexibilité, qui s’applique avec une diversité des durées et des organisations du temps de travail. En conséquence, nous assistons à des transformations rapides de la société urbaine, tant dans les attitudes, les comportements et les opinions des individus que dans les pratiques et stratégies du quotidien en termes de mobilité et d’accès aux activités souhaitées [Marzloff, 2001].

Encadré 13 : Différentes étapes de la réduction du temps de travail
L’idée de réduction du temps de travail n’est pas nouvelle. La loi du 23 avril 1919 limitait la durée quotidienne du travail à 8 heures et la durée hebdomadaire à 48 heures. Il faut attendre 1936 pour une nouvelle réflexion sur la réduction du temps de travail. Dans les années 30, la production industrielle est en phase de récession économique, et de grands conflits sociaux apparaissent, entre autres, sur la durée du temps de travail. A la formation du gouvernement Blum, en 1936, deux textes de lois ont été votés portant sur la mise en œuvre de deux semaines de congés payés et d’une durée hebdomadaire de 40 heures (remis rapidement en question).
Il faudra attendre les années 60, pour que la réduction hebdomadaire de travail soit de nouveau à l’ordre du jour. Les gains de productivité et un contexte de croissance élevé permettent une amélioration du pouvoir d’achat des salariés et font également apparaître une demande croissante de temps libre. A la suite des événements de mai 1968, les accords de Grenelle conduiront à une réduction progressive du temps de travail afin d’atteindre une durée hebdomadaire de 40 heures.
Les années 70 (dès 1973) sont caractérisées par une croissance économique qui se dégrade et qui devient irrégulière avec une production qui chute. Cette période conduit à un ralentissement de la réduction horaire du travail. Ce n’est qu’en 1982 (ordonnance du 17 janvier 1982) que la réduction du temps de travail fait de nouveau partie du calendrier du gouvernement.
A partir du milieu des années 1990, l’idée du partage du temps de travail refait son apparition et devient une des mesures les plus importantes en matière de politique d’emploi. Dans les années 2000, la réduction du temps de travail est de nouveau à l’ordre du jour du gouvernement avec la loi « Aubry » sur les 35 heures hebdomadaires [Loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000], largement remise en cause aujourd’hui.

La nature de l’organisation standard du temps de travail, sur le modèle fordiste de la révolution industrielle, ne correspond plus aux attentes individuelles et à la nature même des activités de services. Selon J.-Y. Boulin et al. [2002], cette évolution conduit à déstabiliser tout un ensemble de normes et de références dans lequel les comportements individuels sont fortement ancrés. Le temps de travail se densifie à cause du phénomène de polyvalence des activités de services. Cette intensification, densification, répond à une demande de services de la part de la société - marchande ou non - et des individus. D’autre part, comme le temps de travail et le temps hors-travail tendent à se brouiller ou se chevaucher, des contraintes au quotidien apparaissent dans l’organisation sociale des ménages quant à leurs capabilités de réaliser leurs objectifs et d’accéder aux activités, biens et services. D’autant plus que les individus expriment le besoin et le désir d’avoir un accès diversifié à un nombre croissant d’activités autres que le travail. Même si le temps de travail reste un temps structurant de l’organisation et des modes de vie (« le travail reste sans doute pour longtemps un élément fort du cadencement de la vie sociale des individus » [Boulin 2001, dans Paquot, 2001, p.50]), d’autres activités (loisirs, activités récréatives, commerces…) peuvent être tout aussi structurantes. La construction et l’organisation sociale des individus conduisent à composer avec cette flexibilité, avec les glissements temporels du travail, avec cette confusion croissante entre le « travail » et le « hors-travail », pour accéder à des activités diverses. « L’ensemble des évolutions […] montre que les facteurs économiques, sociaux et culturels qui justifiaient une organisation standardisée du travail sont en voie de dilution. »[Boulin 2001, dans Paquot, 2001, p.50]. La flexibilité peut renforcer ou accélérer une réorganisation de l’espace urbain et une évolution des changements de nature socioculturelle.