3.1. Lieu de résidence et inégalité de chances

3.1.1. Niveau de vie et position sociale, à l’origine de la ségrégation résidentielle

Les lieux de résidences peuvent être un facteur déterminant d’accès aux activités et plus largement aux aménités de la ville. S’il y a des différenciations, c’est parce que la distribution des activités n’est pas homogène sur le territoire urbain. C’est aussi parce qu’il y a une division et une stratification sociale des territoires urbains [Caubel, 2005(a)]. Les individus pourront ou non se permettre d’habiter ou de louer un logement dans certains quartiers pour de nombreuses raisons endogènes (qualité de vie…) ou exogènes à leurs volontés (loyer trop élevé…). On peut ainsi assister à des phénomènes de ségrégation sociale et spatiale, pouvant aller jusqu’à la sécession 62 . « La répartition uniforme des différentes catégories des populations dans la ville, en d’autres termes la « mixité sociale » 63 , n’est la règle nulle part. » [Selod, 2003, p.2].

L’évolution des modes de vie et des modes de transports permet aux individus de se déplacer plus loin et plus vite, et donc de choisir une localisation résidentielle différente. Une part croissante de la population choisit de se localiser en fonction de la qualité, du cadre de vie et des services accessibles à proximité des lieux de résidence. Les critères de choix de la localisation résidentielle sont, tout d’abord, motivés par la qualité du logement (recherche d’une adéquation avec les besoins du ménage) [Orfeuil, 2000]. Le choix se porte aussi sur des zones, moins urbanisées, permettant un accès relativement aisé au travail et aux autres activités. « Le territoire devient un espace d’opportunités offrant une gamme d’équipements et de services et le lieu de rencontre de populations différentes dont les rythmes et les mobilités sont diversifiés. […] Les échelles de déplacement se transforment, passant d’un modèle de la proximité vers un fonctionnement plus consumériste marqué par une forte autonomie de choix : les équipements ou services sont choisis, non seulement en fonction du temps d’accès, mais de leurs qualités propres et de la valeur symbolique qu'ils représentent. Moins métriques, les échelles de proximité deviennent sociales et temporelles » [Bailly et al, 2001, p.56 et p.58].

Néanmoins, même si une part croissante de la population choisit son lieu de résidence en fonction de critères qualitatifs, certaines catégories de la population, même si elles peuvent en exprimer le souhait, n’ont pas nécessairement les possibilités d’agir ainsi. Et ce, pour de nombreuses raisons culturelles, financières, professionnelles ou pour des raisons d’accès à des modes de transports. Selon J.-P. Fitoussi et al. [2004], on assiste, d’une part à la « ghettoïsation » 64 de certains quartiers et de certaines catégories de la population et, d’autre part à une « diffraction » caractérisée du milieu urbain en fonction des conditions sociales des individus. Des quartiers défavorisés apparaissent ou s’ancrent historiquement à la périphérie des grandes agglomérations, en concentrant des populations connaissant de fortes difficultés sociales et économiques (Chapitre 3). « Tout se passe comme s’il existait une alchimie des quartiers défavorisés, un ensemble de causes et de mécanismes locaux qui aboutissent à des problèmes sociaux et économiques au moins qualitativement comparables. » [Selod, 2003, p.3]. On assiste à un phénomène ou un processus de paupérisation des ménages vivant dans les quartiers défavorisés ou dans les parcs locatifs sociaux 65 . Ce phénomène de renouvellement social par le bas de la population donne naissance à des îlots de pauvreté très localisés : dès que les conditions économiques sont favorables, les ménages les plus aisés quittent ces quartiers et sont « remplacés » par de nouveaux ménages ayant des revenus très faibles [Fitoussi et al, 2004 ; Selod, 2003]. L’assignation à résidence d’une partie de la population est un frein à la mobilité sociale 66 et aux relocalisations nécessaires à l’amélioration de la mixité sociale 67 des quartiers.

L’économie spatiale et la nouvelle économie urbaine expliquent la ségrégation résidentielle par le marché foncier, un élément central des processus de (dé)structuration sociale des villes. Le marché foncier joue un rôle séparateur et la ségrégation résidentielle est le résultat d’une concurrence entre les classes sociales quant à l’accès au logement [Selod, 2003]. Le phénomène majeur entrant en jeu est celui de la « rente foncière différentielle » [Fitoussi et al, 2004 ; Thisse et al, 2003]. De par l’hétérogénéité spatiale – des pôles sont plus attractifs que d’autres comme les zones d’emplois ou les zones d’aménités (activités, biens et services, vie sociale, cadre de vie, environnement, etc.) -, et compte tenu du bien « rival » que constitue un terrain constructible, la distance du logement aux pôles attractifs est fonction de l’organisation spatiale des transports et de leurs coûts généralisés. Les individus arbitrent leur choix entre le logement et les aménités sous la contrainte des revenus, après déduction des dépenses de transports intimement liées à la localisation du logement dans l’espace urbain [Solow et Mills, 1972 ; Alonso, 1968 ; Fujita 68 , 1989 ; Fujita et Thisse, 2002]. Les prix du logement sont plus élevés à proximité des centres attractifs de la ville, et diminuent en s’en éloignant. Par conséquent, sous la contrainte des revenus, plus le coût des transports est élevé, plus les ménages arbitrent en faveur d’un logement moins onéreux au détriment des aménités présentes dans les centres attractifs de la ville.

Conjointement à d’autres facteurs dont l’économie urbaine ne rend pas nécessairement compte (facteurs psychosociologiques des espaces vécus, connotation sociale des quartiers, choix individuels conduisant involontairement à la ségrégation [Schelling, 1969], politiques d’aménagements urbains 69 [Selod, 2003]), le marché foncier accomplit une « distillation fractionnée » de l’espace urbain, le divisant en territoires « occupés par des strates d’habitat reproduisant la stratification des revenus » [Meyer, 2004, p.13]. Cette distillation fractionnée joue sur l’ensemble des classes sociales et peut être à l’origine d’inégalités de chances entre les individus vis-à-vis de l’accès au marché de l’emploi ou de l’accès aux activités – et plus largement aux aménités – de la ville.

Notes
62.

La sécession est « l’action par laquelle une partie de la population d’une société se sépare, de façon pacifique ou violente, de l’ensemble de la collectivité, en vue de former une société distincte ou de se réunir à une autre » (définition du Petit Robert, 1991).

63.

La mixité sociale peut être définie comme une représentation équilibrée des populations, ou « comme la coexistence sur un même espace de groupes sociaux aux caractéristiques diverses » [Selod, 2003, p.7]. Elle n’est qu’une situation virtuelle idéale. Elle n’est pas un but, en soi, atteignable, mais une cible à viser.

64.

Aujourd’hui, le terme de « ghetto » s’applique souvent de manière péjorative pour des zones urbaines où des minorités ethniques, culturelles ou sociales vivent à l’écart du reste de la population.

65.

Héritages des années de reconstruction d’après la Deuxième Guerre Mondiale et de la période des « Trente Glorieuses », les quartiers de logements sociaux fournissaient une réponse à la croissance démographique urbaine et participaient à l’intégration sociale des individus – période de plein emploi des secteurs industriels. Ils ont connu des évolutions majeures avec les conditions économiques qui se dégradèrent dans les années 1970 : crise économique, restructuration des secteurs de l’industrie, croissance du chômage, crises fiscales des municipalités, dégradations des services publics et distension des liens sociaux assurés par les organisations sociales, culturelles et associatives des quartiers [Fitoussi et al, 2004].

66.

La mobilité sociale selon la recherche sociologique se définit par la position socio-professionnelle et l’évolution de celle-ci dans le temps en termes de parcours et en termes inter-générationnels. Nous aborderons plus longuement la notion de mobilité sociale dans la partie 3 de ce chapitre.

67.

Utopie de la mixité sociale ? Les économistes présentent la ségrégation comme un équilibre instable vers lequel tend spontanément le marché. « L’équilibre résidentiel correspondant à la mixité sociale est un équilibre instable : un passage au-delà d’un niveau seuil de détérioration ou même une simple perturbation peut remettre en cause cet équilibre mixte en déclenchant un mécanisme cumulatif de stratification spatiale. » [Selod, 2003, p.10]. Ce qui est quelque peu paradoxal avec les actions de l’Etat dans ses tentatives d’endiguer le processus de ségrégation de quartiers des agglomérations françaises (loi « Besson » [1990], loi d’orientation sur la Ville [1991], loi de lutte contre l’exclusion [1998], loi SRU [2000]).

68.

Les résultats théoriques de l’approche de la rente foncière différentielle mise en œuvre par M. Fujita [1989] reproduisent les résultats du modèle de Von Thünen [1826] sur la localisation agricole.

69.

« En France, les politiques de logement sociaux ont longtemps eu pour objectif de favoriser l’accès au logement des populations défavorisées sans se soucier véritablement de la mixité sociale. Une grande part de la ségrégation spatiale s’explique donc par la politique de construction des « grands ensembles » bâtis entre 1963 et 1977[…] couplée à la politique de rénovation urbaine des années soixante qui a chassé une partie de la population la plus pauvre des centres villes. » [Selod, 2003, p.11]