3.1.2. Hétérogénéité de l’espace urbain et inégalité de chances vis-à-vis du marché de l’emploi

Alors que les temps libérés par la diminution et que la flexibilité du temps de travail prennent de l’importance dans les modes de vie des individus, ces temps libres ont été investis dans une localisation résidentielle plus éloignée des lieux de travail. Cet éloignement provient aussi de la part croissante de ménages bi-actifs, avec des lieux de travail pouvant être très éloignés les uns des autres. Une dissociation de plus en plus forte, souhaitée ou contrainte, est donc marquée entre les lieux d’habitat et les lieux de travail. La facilité accrue de déplacement – due à l’usage de la voiture particulière – accentue cette dissociation. En conséquence, une part de la population est « victime » de la réorganisation des territoires urbains, conséquence des évolutions des sociétés post-industrielles. Si la stratégie de localisation résidentielle de certains évolue, il en est de même de la stratégie de localisation des activités et des emplois qui suivent de manière moins diffuse l’étalement urbain de la population [Mignot et al, 1999 ; Andan et al, 2000 ; Mignot, 2000 ; Lacour et al, 2004]. De ce fait, les « assignés » à un territoire peuvent être contraints à une dissociation entre leur lieu de résidence et les lieux d’emplois. L’inadéquation territoriale entre leurs attentes et les activités ou emplois présents sur leurs lieux de résidence 70 est d’autant plus forte quand l’« assignation » à un territoire est renforcée par des contraintes d’accès à un mode de transports.

Les lieux de résidence « contraints » ou « choisis » par les individus, ainsi que les forces concurrentielles du marché foncier peuvent être à l’origine de fortes inégalités de chances entre les individus par rapport à l’accès aux activités et au marché de l’emploi. La diffraction territoriale et la ségrégation résidentielle peuvent nuire aux individus résidant dans les quartiers défavorisés. En effet, les forces concurrentielles du marché foncier agissant sur les choix des localisations des individus et des activités se conjuguent avec des effets non concurrentiels 71 , reléguant les populations les plus fragiles socialement sur le marché de l’emploi à distance des opportunités d’emploi [Gobillon et Selod, 2002]. L’éloignement des individus des zones d’emplois ou d’activités, accentué par la ségrégation résidentielle, accroît les difficultés d’accès au marché de l’emploi. Le coût des déplacements, pouvant devenir prohibitif, renforce le découragement à la recherche et l’acceptation d’un emploi [Gobillon et al, 2002]. Frein à l’acquisition d’un capital humain 72 , l’« assignation territoriale » peut être néfaste sur l’employabilité des individus des quartiers défavorisés – échec scolaire, reproduction sociale des classes [Bourdieu et Passeron, 1970], réticence des employeurs, discrimination territoriale à l’embauche [Gaschet et Gaussier, 2003, 2005 ; Selod, 2003]. La conséquence en est un inégal accès au marché de l’emploi et plus largement aux aménités de la ville. Ces inégalités et les différentiels intra-urbains de chômage peuvent être imputés à la concentration de populations au chômage, effet de la ségrégation sur le marché du logement et de la composition de la population active des quartiers « assignés ». Cela peut également se caractériser par un effet de mauvais appariement spatial : « en bloquant la mobilité résidentielle des populations à faibles revenus, la ségrégation urbaine produit un éloignement entre résidence et emploi qui augmente la friction spatiale » [Gaschet et Gaussier, 2003, p.8].

Les mécanismes économiques permettent d’expliquer le faible accès à l’emploi des populations des zones défavorisées. C’est dans les années 1960 que l’hypothèse du « spatial mismatch » [Kain, 1968] apparaît, pour décrire la déconnexion entre les lieux de résidence des minorités et la localisation des emplois. J. Kain introduit l’hypothèse du « spatial mismatch » afin d’expliquer les taux de chômage très élevés de la population noire américaine résidant principalement dans les centres villes. Alors que l’emploi s’éloigne des centres villes des agglomérations américaines, il devient impossible à la population noire américaine des centres villes d’accéder au marché foncier périurbain. Cette situation réduit fortement les possibilités qu’ont ces populations de saisir des opportunités d’emploi localisées en périphérie des agglomérations américaines. Articulant les mécanismes de ségrégation résidentielle et les « logiques liées à la friction spatiale sur les marchés locaux de l’emploi » [Gaschet et Gaussier, 2003, p.4], l’hypothèse du mauvais appariement spatial contraint donc ces populations, dont les ressources financières mobilisables pour se déplacer sont restreintes, à ne pas changer de lieu de résidence [Thisse et al, 2003].

Cette hypothèse fondatrice du « spatial mismatch » a fait l’objet de nombreuses recherches en s’intéressant aux niveaux de vie des individus [Cheschire, 1979, 1981] ou en prenant en considération les positions sociales et professionnelles des individus. Mais, comme le montre S. Wenglenski, la mise en évidence de ce phénomène est analysée soit en mesurant les « déplacements domicile travail effectifs des populations employées », soit encore en assimilant les grandes durées de déplacements pour atteindre un emploi par les populations « défavorisés » à un faible niveau d’accessibilité – « une partie de la littérature du spatial mismatch décline une mesure de l’accessibilité de celle de la mobilité » [Wenglenski, 2003, p.55] 73 . S. Wenglenski insiste sur le fait que ces mesures ne rendent pas compte des potentialités des individus pour accéder à un emploi, mais plutôt des pratiques de déplacements effectives des populations. « La plupart des travaux menés en référence à l’hypothèse du « spatial mismatch » fondent leurs analyses sur une lecture des mobilités différenciées. Or, s’ils sont mobilisés dans le même esprit, ces indicateurs ne mesurent pas la même chose et chacun possède des inconvénients à son usage » [Wenglenski, 2003, p.13] 74 .

Notes
70.

L’exemple de la commune de Vaulx-en-Velin a été évoqué dans le chapitre 1. D. Mignot [2002] montre que cette commune a connu dans les années 1980 un fort développement d’activités économiques, mais qu’elle a aussi un fort taux de chômage. Cela signifie qu’il n’y a pas adéquation entre la demande d’emplois des habitants et l’offre d’emplois sur cette commune.

71.

Comme le montrent L. Gobillon et H. Selod [2002], en France, les politiques de logements sociaux, dont l’objectif est de favoriser l’accès des classes sociales les moins aisées à un logement, ont longtemps omis la question de l’accès de ces classes sociales à l’emploi. Même si ces politiques ont une légitimité sociale, elles ont contribué à regrouper les classes les plus modestes dans des quartiers faiblement denses en emploi et où les systèmes de transports collectifs sont faiblement développés.

72.

D’après l’Encyclopédie Wikipédia [http://fr.wikipedia.org], le capital humain vise à rendre compte des conséquences économiques de l’accumulation de connaissances et d’aptitudes par un individu ou une société.

73.

Même si les modes de vie restent fortement dominés par le travail, et compte tenu des informations statistiques dont nous disposons, nous poursuivrons notre recherche (chapitre 4 à 6) en ne nous intéressant qu’aux activités, biens et services des espaces urbains. Nous renvoyons à la thèse de S. Wenglenski [2003] pour une analyse des disparités en termes d’accessibilité au marché de l’emploi dans le cas particulier de l’Ile de France.

74.

« La possibilité du déplacement constitue la condition de l’accès à l’emploi. Mesurer des inégalités d’accès potentiel au marché de l’emploi nécessite le choix d’un indicateur qui traduise la qualité de cet accès en référence au déplacement. Deux catégories d’indicateurs [Ross, 2000] sont généralement mobilisés à cet usage dans les études consacrées à ces questions : les indicateurs qui s’appuient sur l’observation des déplacements pratiqués par les actifs pour se rendre au travail, d’une part, les indicateurs qui mesurent un potentiel de déplacement des actifs, d’autre part. » [Wenglenski, 2003, p.13]. Selon S. Wenglenski, les mesures d’accessibilité s’en distinguent car, pour une localisation donnée, elles permettent de rendre compte d’un potentiel et de l’ensemble des choix possibles « en amont de l’action, préalables au choix effectif de mobilité ». Elles rendent compte d’un certain degré de liberté ou de contrainte qu’ont les individus. « Car, en définitive, « ce n’est pas tant ce que font les individus que ce qu’ils ont la possibilité de faire qu’il est important de mesurer » [Hodge, 1997, p.33]. L’accessibilité […] permet de mesurer une inégalité des chances plutôt qu’une inégalité de fait. Cette opposition est soulignée par A. Sen [1999] qui envisage les termes d’« advantage » versus « well-being » » [Wenglenski, 2003, p.15].