Chapitre 3. Accessibilité de qui ? Disparités territoriales infra-communales selon les niveaux de vie et les positions sociales des individus

« La ville résulte d’un processus d’agglomération, c’est-à-dire d’une inégale répartition des hommes et des activités dans l’espace (Baumont, Huriot, 1996). Cette définition, utilisée pour expliquer la construction des villes, pourrait être opératoire pour analyser la constitution de quartiers différents sur le plan socio-économique. L’agglomération s’explique par le fait que les individus peuvent trouver des avantages à se concentrer dans l’espace, dans certains quartiers » [Baron, 1999, p.11]. Dès lors, c’est bien les différents groupes d’individus et leur localisation résidentielle qu’il convient d’analyser en premier lieu pour rendre compte, dans un second temps, des inégalités de chances vis-à-vis des activités de l’espace urbain. Ceci est d’autant plus important que les individus n’appartiennent pas tous au même milieu social. Les analyses précédentes sur les modes de vie des individus montrent que les niveaux de vie et les positions sociales sont des facteurs influant sur les chances qu’ont les individus d’accéder aux activités de la ville. La compréhension des disparités territoriales des espaces urbains ne peut donc pas se faire sans tenir conjointement compte de ces deux critères discriminants.

Les revenus et/ou les positions sociales de la population sont au centre de nombreux travaux qui cherchent à rendre compte des disparités territoriales des individus dans les espaces urbains [Andan et al, 1999 ; Beckouche et Damette, 1998 ; Préteceille, 1995 ; Tabard, 2003 ; Guilluy et al, 2002 ; Wenglenski, 2003]. La tendance à la fragmentation spatiale des territoires urbains se traduit par une hiérarchisation des espaces où se concentrent des classes d’individus et où d’autres sont exclues. Cette fragmentation, tant au sein de la population qu’au niveau des activités, se traduit par une aggravation des inégalités socio-spatiales [Benhamou, 2004], une « ghettoïsation » de certains quartiers [Fitoussi et al, 2004] ou une « diffraction » des milieux urbains en fonction des conditions sociales des individus [Fitoussi et al, 2004 ; Selod, 2003]. Comme nous l’avons noté précédemment, alors qu’une part croissante de la population choisit son lieu de résidence selon des critères qualitatifs (cadre de vie, logique consommatrice d’espace et d’activités), certaines catégories de la population ne sont pas en situation de choix. La nouvelle économie urbaine et les analyses sociologiques permettent d’expliciter ces phénomènes de ségrégation résidentielle et de stratification sociale des espaces urbains.

L’objet du présent chapitre est donc de rendre compte empiriquement de la spécialisation, de la stratification sociale et des différenciations sociales des territoires urbains. Nous apportons des éléments de réponse à l’interrogation « accessibilité de qui ? ». Pour cela, nous mettons en œuvre une méthode d’analyse des disparités territoriales selon les niveaux de vie et les positions sociales des individus au sein des aires urbaines françaises sur la base d’un découpage infra-communal. Nous prenons en compte de l’inscription territoriale des populations à l’échelon de l’IRIS-2000 90 [I.N.S.E.E., 2004(b)]. Nous montrons comment la mise en œuvre d’une méthodologie, à dominante statistique, au niveau infra-communal, permet de préciser et d’enrichir les connaissances déjà acquises à un échelon communal, sur les disparités territoriales de la population des espaces urbains.

L’originalité de cette méthodologie repose sur l’usage de bases de données jusqu’à présent non disponibles, qui fournissent des informations relatives aux niveaux de vie (revenus fiscaux des ménages et par unité de consommation [I.N.S.E.E. et D.G.I., 2004(a)]) et aux positions sociales (Recensement Général de la Population de 1999) de la population selon les différents quartiers et les communes. L’usage de ces nouvelles sources d’information permet de préciser les analyses qui, jusqu’à présent, n’étaient possibles qu’à un échelon communal, et de s’affranchir des hypothèses d’homogénéité sociale (et / ou spatiale) posées pour l’analyse à un échelon infra-communal [François et al, 2003]. Ce qui est d’autant plus important que « la stratification sociale des quartiers est des plus subtiles, non seulement parce que les critères socio-économiques ne se recoupent pas de manière évidente pour chaque catégorie de personnes, mais aussi en raison de leur forte dilution dans l’espace » [Avenel, 2004, p.22]. Ainsi, en diminuant l’échelle géographique d’observation, nous précisons les clivages pouvant exister entre les différentes catégories de personnes.

La prise en compte simultanée des données socio-économiques et des revenus de la population n’est pas un artifice méthodologique. Elle permet de préciser les différenciations de la population inter et intra-quartiers. La commune apparaît, de facto, comme un espace territorial différencié en quartiers selon les niveaux de vie et les positions sociales. Les quartiers, quant à eux, sont appréhendés comme des territoires à part entière que les niveaux de vie de la population résidente permettront de discriminer. De même, les concentrations différenciées des populations ayant des revenus élevés (riches), faibles (pauvres) ou moyens, permettent de rendre compte des disparités existantes au sein des quartiers et entre les quartiers. « Ces effets de structures [de la population au sein des quartiers] restituent les effets tant sociaux que spatiaux de la dispersion des revenus. Leur prise en compte permet d’identifier à la fois des milieux locaux spécifiques et des contextes géographiques particuliers dans lesquels se posent avec plus ou moins d’acuité des questions de distorsion et de justices sociales » [François et al, 2003, p.5].

En se référant aux approches méthodologiques de J.-C. François et al. [2003], nous présentons et justifions, en première partie de ce chapitre, les conditions de mise en œuvre de l’analyse des disparités entre les quartiers. Nous présentons une typologie des quartiers, ces derniers étant caractérisés des plus aisés aux plus défavorisés, en prenant à la fois en compte les positions sociales et les niveaux de vie de la population. Nous précisons que si la démarche méthodologique de nos travaux est identique à celle de J.-C. François et al. [2003], elle s’en distingue par l’usage de bases de données différentes en ce qui concerne les revenus des ménages. Leurs travaux s’appuient sur des données communales issues de la base FILOCOM de 1999 91 . Nos travaux utilisent les revenus fiscaux des ménages [I.N.S.E.E. et D.G.I., 2004(a)] sur la base d'un découpage territorial infra-communal en IRIS-2000. Malgré cela, les résultats obtenus pour chacune des études ne sont pas fondamentalement différents [Caubel, 2005(a)].

La seconde partie de ce chapitre présente les principaux résultats de la mise en œuvre de l’analyse des disparités selon les niveaux de vie et les positions sociales de la population sur l’aire urbaine de Lyon. Nous montrons l’existence de fortes hétérogénéités sociales infra-communales des territoires. Nous constatons, de plus, une concentration spatiale des quartiers appartenant à une même classe (quartiers riches, quartiers pauvres). Malgré les spécificités sociales des territoires, nous mettons en évidence une certaine continuité : le passage des quartiers riches aux quartiers pauvres se fait progressivement, sans « rupture spatiale » majeure. Enfin, nous révélons une correspondance quasi-systématique entre les territoires définis comme les plus défavorisés selon les niveaux de vie et la position sociale de la population, et les politiques urbaines mises en œuvre par les collectivités (Zones d’Urbanisation Prioritaire (Z.U.P.), politique de la ville, Zones Urbaines Sensibles (Z.U.S.)…).

Afin de mesurer l’impact du système de transports sur l’accessibilité à la structure moyenne du panier de biens (Chapitre 4 à 6), nous présentons, enfin, de manière détaillée les disparités et les différenciations sociales des quartiers très défavorisés et des quartiers très aisés du Grand Lyon.

Nous précisons que la méthodologie se veut aussi transparente que possible pour être transférable à l’ensemble des aires urbaines françaises. Présentée ici sur le cas de l’agglomération lyonnaise, elle a été mise en œuvre sur huit aires urbaines de tailles très variables (Paris, Lyon, Toulouse, Bordeaux, Dijon, Pau, Agen et Villefranche-sur-Saône) afin de rendre compte de sa reproductibilité [Caubel, 2005(a), 2005(b)]. Par ailleurs, la méthode sera étendue à l’ensemble des 100 plus grandes aires urbaines françaises, dans le cadre du programme national d’observation de la mobilité locale et des territoires urbains - Programme Interface Urbanisme Déplacements Thème 8 -, piloté par la Direction des Affaires Economiques Internationales (D.A.E.I.) et le C.E.R.T.U..

Notes
90.

L’IRIS-2000 est « un quartier » défini, selon l’I.N.S.E.E. [2004], par un ensemble d’îlots contigus. Sont distingués les IRIS :

« habitat », comprenant entre 1 800 et 5 000 habitants, homogènes quant au type d'habitat,

« activité », comptant plus de 1 000 salariés et deux fois plus d'emplois salariés que de populations résidentes,

« divers », à un usage particulier (bois, parcs, zones portuaires…).

En outre, une commune est « découpée » en IRIS si elle contient 10 000 habitants ou plus.

Nous nommerons indifféremment « quartiers » ou « IRIS », les communes non découpées en IRIS-2000 et les unités spatiales correspondant à des IRIS au sens stricto sensu des définitions de l’I.N.S.E.E..

91.

Les travaux de J.-C. François, Th. Saint-Julien et al. [2003] mettent en évidence les disparités territoriales communales et infra-communales de l’Ile de France, à partir du Fichier des Logements par Commune (FILOCOM). Cette base de données établie par la Direction Générale des Impôts (D.G.I.), pour la Direction Régionale de l’Equipement de l’Ile de France (D.R.E.I.F.), contient des données fiscales, telles que l’Impôt sur les Revenus des Personnes Physiques (I.R.P.P.), les taxes d’habitation et foncières.