Chapitre 5. Croissance des inégalités de chances : l’évolution de la localisation des activités favorable aux quartiers aisés au détriment des plus pauvres

« Aujourd’hui, la plupart des sociétés affirment la valeur d’un principe d’égalité, en tout cas dans un registre qui sera considéré comme essentiel, celui de l’égalité de droits, de l’égalité des libertés, ou bien encore de l’égalité des chances ou des capacités. […] En même temps, après une période durant laquelle les inégalités ont paru se réduire, la quasi-totalité des sociétés nationales connaissent un développement plus ou moins sensible des inégalités » [Dubet, 2000, p.5]. Bien évidemment, ce constat dépend du registre dans lequel les inégalités sont observées par les acteurs publics ou perçues par les individus. Alors que sur certains domaines, les individus peuvent voir une amélioration nette de l’égalité, des inégalités peuvent s’amplifier dans d’autres domaines [Dubet, 2000].

Dès lors, en s’inscrivant sur le registre de l’égalité des chances ou des capabilités [Sen, 1987(a)], nous avons mis en œuvre une méthodologie qui vise à éclairer les décideurs quant à l’évolution des conditions d’accès et des modes de fonctionnement des individus vis-à-vis des activités, biens et services de l’espace urbain, à travers une mesure de l’accessibilité à la structure moyenne d’un panier de biens.

Notre approche « normative » de la définition du panier de biens et des indicateurs d’accès à la structure moyenne du panier de biens a pour objet de rendre compte des modes de fonctionnement, des libertés d’opportunités des individus ainsi que leurs évolutions. Les libertés d’opportunités correspondant aux activités du panier de biens seront appréhendées ici par les territoires de l’espace urbain potentiellement accessibles sur lesquels citadins peuvent prétendre à différents types de services (commerces, santé, démarches / aides à la personne) ou à l’ensemble du panier de biens. Cette analyse des modes de fonctionnement n’est rendue possible qu’en analysant l’indicateur de manière désagrégée en différenciant les modes de déplacements (« accessibilité, comment ? »), mais aussi en rendant compte des différenciations entre les individus qu’entraînent les caractéristiques de leur espace résidentiel (notamment le fait d’habiter un quartier pauvre ou riche).

Pour évaluer la pertinence de notre méthodologie qui est censée pouvoir éclairer les décideurs sur les questions d’inégalité de chances et de capabilités, nous avons alors construit trois scénarii dont deux seront analysés dans le présent chapitre. Le premier est le scénario de référence, caractérisé par la population vivant en 1999 soit dans les quartiers très aisés, soit dans les quartiers très défavorisés de l’agglomération lyonnaise. Il est également caractérisé par les établissements de un salarié et plus existant en 1999 et exerçant les activités du panier de biens. Enfin, les réseaux de transports collectifs en service en 2001 et les réseaux de voirie de 1999 constituent ce scénario de référence. Le second scénario que nous analysons ici est celui de la rétrospective de la localisation des activités en 1990. Sur ce scénario, les sous-systèmes constitutifs de l’espace urbain sont les mêmes que sur le scénario de référence, à l’exception de celui de la localisation des activités. Nous avons pris en compte la localisation des activités précisant le panier de biens, qui sont implantées sur l’agglomération lyonnaise à la date de 1990. Nous verrons, sur ces deux scénarii, dans quelle mesure les individus ont un accès inégal à ces activités. Par comparaison entre les deux scénarii, nous verrons également dans quelle mesure les changements de localisation des activités survenus ont influé sur les capabilités des habitants des quartiers pauvres et des quartiers riches de l’agglomération lyonnaise.

La première partie de ce chapitre est consacrée à l’évaluation de l’accessibilité à la structure moyenne du panier de biens dans le scénario de référence. Avant de rendre compte des inégalités de chances d’accès aux activités du panier de biens entre les individus des quartiers très défavorisés et ceux des quartiers très aisés, nous analysons les différenciations et les inégalités d’accès à la voiture particulière entre ces quartiers. L’accès à la voiture particulière est défini à partir des données du Recensement Général de la Population de 1999 – et de l’enquête ménages déplacements de l’agglomération lyonnaise de 1995 – par les déclarations faites par les ménages, lors de l’enquête, sur la possession d’une ou plusieurs voitures particulières. Dès lors, l’usage socialement différencié des modes de transports pour atteindre les activités du panier de biens montrera des inégalités de modes de fonctionnement entre les individus des différents quartiers. Par la suite, il s’agit d’analyser l’accessibilité à la structure moyenne du panier de biens et à chacun de ses services (achats, santé, démarches / aide à la personne et loisirs). Ces analyses préciseront les inégalités de chances entre les individus, en tenant compte, notamment des différents modes de déplacements et de l’éloignement ou de la proximité relative entre les lieux géographiques des activités et les quartiers.

La seconde partie s’intéresse aux impacts de l’évolution de la localisation des activités en termes d’accès à la structure moyenne du panier de biens. Il s’agit de rendre compte, sur l’ensemble du panier de biens, ce que serait l’accessibilité, si à la date de 1999, les activités correspondaient à celles existantes sur l’agglomération lyonnaise en 1990, toutes choses égales par ailleurs à la date du scénario de référence. En comparant les deux scénarii, nous montrerons des évolutions différenciées d’accès entre les quartiers très défavorisés et les quartiers très aisés, en fonction de l’éloignement ou du rapprochement relatif entre les quartiers et les activités. Nous analyserons finement l’évolution des conditions d’accessibilité en transports collectifs à chacun des services constitutifs du panier de biens, en fonction de l’évolution de leur localisation. Cela permettra de montrer comment les modes de fonctionnement peuvent évoluer et comment les inégalités de chances entre les individus des différents types de quartiers – et entre les quartiers d’un même type – se créent, se réduisent ou s’amplifient, suite aux changements d’urbanisation et de localisation des activités.