Conclusion Générale

Partant de l’affirmation démontrée que la dimension sociale, en termes d’égalité des chances, préoccupation majeure au nom de la recherche de cohésion et d’équité sociale, n’est pas pleinement prise en considération pour éclairer les prises de décision, l’objectif de ce travail de thèse a été de proposer la mise en œuvre d’une méthodologie d’évaluation le permettant. Cet objectif repose sur les justifications théoriques des courants de pensées égalitaristes, en se positionnant par rapport à la conception de la justice sociale proposée par A. Sen [1987]. L’égalitarisme permet un ancrage théorique pour mettre en œuvre une analyse et un outil d’évaluation éclairant sur les (in)égalités de chances ou de capabilités entre les individus.

Si l’utilitarisme est un courant de pensée de l’éthique économique et sociale, nous avons montré qu’il autorisait une prise en compte de la dimension sociale dans l’évaluation en termes de justice distributive. Nous avons défini la dimension sociale en termes d’égalité des chances entre les individus, qui, si on s’en réfère à A. Sen, suppose que le bien-être des individus « dépend autant du faire que de l’avoir » [Perret, 2002, p.20]. La prise en compte de la justice sociale suppose de s’intéresser aussi bien aux libertés et aux possibilités des individus, qu’à l’avoir ou aux résultats d’accomplissement des individus. Dès lors, A. Sen propose de considérer les modes de fonctionnement des individus et les « capabilités » qui représentent les capacités réelles qu’ont les individus d’atteindre les objectifs qu’ils se fixent. De plus, A. Sen [1992] et M. Walzer [1997] justifient que pour traiter de justice sociale, il ne suffit pas de s’en tenir à la distribution des biens entre les individus, mais il convient de « mesurer distinctement l’accès à différentes catégories de biens […] qui ont une signification particulière et qui font l’objet de politiques sociales spécifiques » [Perret, 2002, p.23]. Nous nous sommes appuyés sur cette assertion pour rendre compte de l’égalité des chances, en termes de potentialité d’accès physique aux activités de la ville.

Cette justification théorique donnée par les égalitaristes est d’autant plus importante que la croissance des inégalités, la persistance et l’aggravation des processus de ségrégation font l’unanimité chez les acteurs publics et soulèvent des interrogations quant à la pertinence des politiques de lutte contre les inégalités mises en œuvre. Par ailleurs, si les aspects de la ségrégation urbaine et plus simplement des différenciations des individus sont souvent analysés et évalués en mettant l’accent sur la distance socio-spatiale entre les groupes d’individus, l’écologie et la sociologie urbaine rappellent l’importance de rendre également compte de ces aspects en considérant les inégales chances d’accès aux activités et aux aménités de la ville [Grafmeyer, 2000 ; Apparicio et Séguin, 2005 ; Jenson, 2001].

Les modes de vie et les pratiques sociales déterminent l’usage des activités, biens et services de la ville que font les individus. Dès lors, notre travail de thèse repose sur l’hypothèse que l’analyse des modes de vie des individus est révélatrice des possibilités ou des chances qu’ils ont d’accomplir leurs besoins d’accès aux activités de reproduction sociale du quotidien et d’atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés. Selon S. Juan [1991], un mode de vie est l’identité de la pratique au sein d’un ensemble d’individus. Il définit la pratique comme la façon dont les individus organisent, dans le temps et l’espace, leurs usages de biens et les formes caractéristiques de la vie quotidienne. Plus largement, les modes de vie représentent le signe de l’intériorisation individuelle des fonctionnements associés à la position dans un groupe social [Bourdieu, 1979]. Ainsi, les individus participent à la prise en considération des pratiques et situations sociales de leur groupe social d’appartenance. Mais cette participation se réalise avec des capabilités inégales. A ce titre et afin d’analyser les modes de vie et leur évolution, l’interprétation de la capabilité a été simplifiée en considérant, par les modes de fonctionnement individuel [Sen, 1992] les états de la caractérisation sociale et spatiale de tous les citadins et l’action de l’accès aux activités de la ville.

Le développement et les progrès économiques des sociétés post-industrielles influencent les modes de vie des individus, en faisant évoluer la nature et le contenu des activités professionnelles (travail plus cognitif, dense et flexible), mais aussi bien en apportant des changements de nature socioculturelle dans la société. Les modes de vie se diversifient, et les individus accordent une importance croissante à l’ensemble des activités dont ils peuvent avoir besoin au quotidien. L’analyse des modes de vie rend compte de la complexité, de la fragmentation ou de la dispersion des pratiques et relations sociales. A partir de l’analyse de la littérature et dans les limites – réductrices - de l’exploitation de l’enquête ménages déplacements de l’agglomération lyonnaise de 1995 [CETE et al, 1995], nous avons vu que des facteurs d’ordre sociologique, socioprofessionnel ou socioculturel mettent en évidence des pratiques de mobilité et des modes de vie différenciés selon les groupes d’individus. Certaines différenciations révèlent des inégalités de chances d’accès aux activités de la ville. Les niveaux de vie et les positions socioprofessionnelles influencent directement les pratiques et relations sociales des groupes sociaux auxquels les individus intériorisent leur appartenance. Ces évolutions montrent que les inégalités, en termes de revenus mais aussi en termes de libertés d’opportunités, croissent et que les processus de ségrégation et de mise à distance sociale de certaines catégories d’individus perdurent et s’accroissent [Mignot et Buisson, ed., 2005]. La mise à distance sociale et la séparation physique [Grafmeyer, 2000] se traduit non seulement par une ségrégation résidentielle ou sur le marché de l’emploi, mais aussi par une ségrégation vis-à-vis des aménités de la ville.

Par ailleurs, l’analyse des modes de vie permet de mettre en évidence l’expression de besoins de bases et d’accès aux mêmes types d’activités pour tous les citadins, indépendamment de leur caractérisation socio-économique. Cela nous conduit à caractériser ce que pourrait être un égal accès pour tous aux activités. Nous le définissons comme étant une chance équivalente pour tous les individus, quelle que soit leur position sociale ou leur niveau de vie, de bénéficier d’un ensemble d’activités, biens et services, qui correspondent, a minima, à leurs besoins de bases. Ces observations permettent alors de définir un panier de biens unique, en occultant les comportements individuels et en étant ainsi cohérent avec l’objectif de l’égalisation des capabilités, réduites à l’action de l’accès aux activités de la ville.

Dès lors, nous avons proposé la construction d’un outil d’analyse permettant d’éclairer les décideurs sur les inégalités de chances entre les individus, autour de l’interrogation « accessibilité de qui, à quoi et comment ? ».